Pianiste virtuose suisse-bulgare, Victoria Harmandjieva a trouvé son identité dans la musique et ses racines en terre vaudoise
«J’étais une fille de l’Est. Je suis devenue une femme de l’Ouest.» Voilà la formule choisie par Victoria Harmandjieva pour résumer son parcours. Une trajectoire balisée de défis et de ruptures, de courage et de passion, d’espoir et de travail. D’une voix douce, modulée par un léger accent slave, la pianiste virtuose suisse-bulgare ouvre le livre des souvenirs. Un album que l’on pourrait diviser en trois chapitres principaux: sa vie en Bulgarie, ses folles années de découverte à Paris et, enfin, son arrivée en terre vaudoise où elle a posé ses valises depuis maintenant près d’une vingtaine d’années et plus précisément à Vevey. Une ville où elle précise désormais avoir ses racines, après un chemin pour le moins formateur. Née à Sofia en 1971, cette native du Verseau lie dès la petite enfance sa destinée à la musique. «Nous habitions près du Conservatoire de l’Etat. Bien que docile, chaque fois que nous passions devant l’édifice, j’insistais pour qu’on s’y s’arrête. Je voulais écouter», raconte celle qui, à l’âge de 4 ans, sera admise dans ces murs en interprétant une berceuse touchant le jury au cœur...
Une discipline sans pitié
La première étape franchie, Victoria Harmandjieva doit se montrer digne de ce privilège auquel ne peuvent prétendre que très peu de jeunes. Une chance à double tranchant. «J’étais l’enfant de l’élite, sélectionnée par les autorités. J’entrais dans un monde où j’allais me confronter à une discipline sans pitié. D’un côté, j’étais heureuse. De l’autre, j’ai très vite su que je ne serai pas le meilleur outil du communisme. Qu’on m’enlevait quelque chose d’essentiel.» Pas de quoi écarter Victoria Harmandjieva de la voie choisie, qui va travailler dur pour conserver sa place. «Des examens ponctuaient le passage d’une année à l’autre. Si nous ne les réussissions pas, nous risquions d’être renvoyés. Nous étions habités par cette peur. Doublée par une nécessité d’excellence et de dévouement à la patrie.» Les productions sur scène offriront en revanche à l’étudiante assidue des «contreparties bienfaisantes, dans un régime qui n’accordait guère de valeur à l’individu». Et alors que la virtuose adore toujours ces instants magiques: «On se connecte à quelque chose d’indicible, quasi mystique. On s’imagine immortelle...»
Emerveillée et pétrifiée à la fois
L’année 1989 marque un tournant décisif dans la vie de la jeune femme et du pays. Le mur de Berlin tombe. La Bulgarie s’affranchit de son régime totalitaire. «Dans les rues, c’était l’émeute. Le peuple exultait. J’étais effrayée. Je me demandais comment j’allais poursuivre ma carrière de pianiste.» Des interrogations qui font écho à la crise économique frappant alors durement la population. «Les magasins étaient vides. Nous avions des coupons de rationnement. Plus rien ne fonctionnait. Les radiateurs de l’Académie musicale avaient explosé sous l’effet du froid...» Mais Victoria Harmandjieva a rendez-vous avec son destin.... Sur le chemin de l’école, passant devant l’ambassade française, elle remarque que les portes sont exceptionnellement ouvertes. La musicienne n’hésite pas. Elevée par ses grands-parents dont un grand-père très aimé qui lui a appris la langue de Molière, elle entre. S’enquiert de savoir s’il y a du travail. Puis tout s’enchaîne: des cours de piano au fils du consul et, un an plus tard, jouant d’audace, un concours réussi pour entrer au Conservatoire supérieur de la ville de Paris. Et l’accès à un monde qui avait été jusqu’alors verrouillé. «Je découvrais toute une gamme de goûts – je n’avais par exemple jamais mangé du parmesan ou de l’avocat. Je pouvais aussi nourrir ma réflexion, accédant désormais librement à la littérature, la philosophie, la musique... J’étais émerveillée et pétrifiée en même temps» se souvient Victoria Harmandjieva non sans aborder aussi la douleur de l’exil. «Je me sentais de nulle part. La musique m’a sauvée, ma seule identité alors palpable.»
Capacité de métamorphose
Une dizaine d’années plus tard, la virtuose du piano et professeure quitte la Ville Lumière pour la Suisse, pays du père de son enfant de 13 ans. Nouveau déchirement... Victoria Harmandjieva, depuis séparée, décide alors pour favoriser son intégration de reprendre des études couronnées d’un master et d’un post-grade en musique contemporaine. En 2003, elle fonde la compagnie Alterego, vouée aux créations artistiques pluridisciplinaires, qui présentera tout prochainement The age of anxiety*. Imaginée par la pianiste, cette pièce – réalisée avec le metteur en scène Gian Manuel Rau – s’inspire d’un poème de W. H. Auden et de textes de Jung, sur une musique de Bernstein. Le spectacle réunit quatre protagonistes, deux pianos, des images projetées et des échos de voix. Il évoque les dérives de notre société et la capacité de l’âme humaine à se métamorphoser, à réenchanter la vie... Et présente la particularité d’inclure des enregistrements de migrants racontant, dans leur langue maternelle, leur histoire ou lisant des extraits de textes. «Des rencontres bouleversantes», lance la quadragénaire touchée par ces récits -faisant aussi écho à son propre cheminement - et qui nourrit un réel intérêt à entrer en contact avec l’autre. Et bien sûr avec son public. Et la belle et sensible virtuose de relever: «Jouer du piano, c’est aspirer le monde par mes mains et, en même temps, transmettre mon désir de le voir dans sa plus grande splendeur.» Une image qui sied bien à l’artiste tourmentée et toujours en questionnement, comme à la femme joyeuse et solaire que Victoria Harmandjieva incarne au quotidien.
* The age of anxiety. Représentations les 1er, 2 et 3 novembre à 20h, à la Salle del Castillo, Grande Place 1, à Vevey.