Chili, Colombie, Equateur, entre autres pays d’Amérique du Sud où des mobilisations historiques ont éclaté depuis octobre. Au-delà des spécificités de chacun, les inégalités sociales inhérentes au modèle néolibéral sont au cœur des luttes
Samedi dernier, plus de 300 personnes originaires d’Amérique latine ont manifesté dans les rues de Berne, casseroles ou drapeaux à bout de bras, pour demander la paix, la souveraineté et une vie meilleure pour leurs compatriotes. Elles étaient présentes aussi pour rendre hommage aux victimes de la répression durant les manifestations au Chili et, plus récemment, en Colombie. Avant même que la colère n’éclate dans leur pays d’origine, des centaines de Colombiens d’Europe manifestaient contre les violences envers les militants des droits humains et environnementaux devant l’ONU à Genève, le 15 novembre dernier. Une mobilisation suivie d’un colloque européen* pour faire le bilan de trois ans d’accords de paix. Dans la foulée, des politiciens suisses écrivaient à Michelle Bachelet, haut-commissaire des Nations Unies pour les droits humains (et ancienne présidente du Chili) pour dénoncer la recrudescence d’assassinats politiques en Colombie, «ciblant des leaders sociaux et des guérilleros démobilisés». Militant, en charge de recueillir des témoignages pour la Commission de la vérité dans le cadre des Accords de paix signés le 24 novembre 2016, membre du Forum international des victimes, et réfugié en Suisse, Bladimir Meneses revient sur cette rencontre et sur les liens entre les luttes latino-américaines.
En Colombie, le processus de paix avait généré beaucoup d’espoir… Aujourd’hui, où en est-il?
Cette date du 24 novembre 2016 est essentielle pour le peuple colombien, mais ces accords ne sont pas entièrement mis en œuvre et n’ont pas endigué la violence à l’encontre des défenseurs des droits humains et environnementaux. Des indigènes et des paysans continuent de lutter pour leur terre contre ce qu’on appelle aujourd’hui des mafias – des anciens paramilitaires en fait – qui veulent s’approprier des zones riches en minerais et contrôler les cultures à usage illicite. Notre résolution à la suite de notre rencontre à Genève, qui a réuni 800 Colombiens de divers pays dont le sénateur de gauche Iván Cepeda, rejoint celles de nos compatriotes rassemblés en même temps à New York, San José, Quito et Montevideo. Elle demande le respect des accords de paix, le respect de la vie des leaders sociaux, des paysans, des indigènes, des défenseurs des droits humains et environnementaux dont près de 800 ont été assassinés ces trois dernières années, de même que des ex-combattants dont environ 200 ont aussi été tués, ainsi que la reprise du dialogue de paix avec l’ELN (Armée de libération nationale, ndlr) rompu par le président Iván Duque. Nous demandons en outre que des rapporteurs du Haut-Commissariat des droits humains se rendent auprès des peuples autochtones particulièrement touchés.
Depuis octobre, les mobilisations populaires semblent avoir un réel impact dans plusieurs pays d’Amérique latine: un dialogue national devrait être ouvert en Colombie à la suite de la grève générale du 21 novembre, le décret supprimant les subventions au carburant a été retiré en Equateur, et une Assemblée constituante est prévue au Chili…
Oui, mais pour l’instant, rien n’est encore vraiment acquis. Ce qui est certain, c’est que les mouvements citoyens en Amérique latine ont changé. La politique ne sera plus jamais la même. Il y a quelques années, lors de manifestations, la mémoire de la dictature et la peur de la répression étaient plus fortes. En Colombie par exemple, il était facile pour le gouvernement de justifier une répression violente en déclarant que des guérilléros étaient infiltrés dans les mobilisations. Les Accords de paix entre le gouvernement et les FARC ne permettent plus ce genre de déclarations.
Plus généralement, au Chili comme en Colombie en tout cas, les jeunes en ont marre de devoir s’endetter toute leur vie pour pouvoir étudier. Ils sont aujourd’hui plus organisés, mieux informés, ce qui fait que les mobilisations sont les plus massives que n’aient jamais connues ces pays depuis des dizaines d’années. Même la classe moyenne sort dans la rue. En Colombie, par exemple, grâce aux réseaux sociaux, les preuves s’accumulent que les casseurs sont issus des rangs de la police ou payés par elle. Les manifestants refusent désormais les gens cagoulés. Mais il y a aussi de la désinformation. Quand la police lance des bombes lacrymogènes sur les manifestants, ceux-ci les leur renvoient pour se protéger. Mais ce sont des images qui peuvent être détournées pour faire croire que ce sont eux qui sont violents. Reste que le soutien populaire aux manifestants est grandissant. Depuis les Accords de paix en Colombie, la parole se libère. Même certains militaires osent dire leur soutien à la grève. Avant, ils auraient eu peur d’être taxés de guérilléros.
Quelles suites possibles à ces divers mouvements sociaux?
C’est difficile de faire des pronostics. Y aura-t-il synchronisation des luttes en Amérique latine pour faire face à une violence potentiellement croissante de l’extrême droite à laquelle les militants risquent d’être confrontés? Ou, si les mobilisations se calment, notamment en Colombie, les leaders sociaux ne risquent-ils pas de se faire tuer ensuite, dans l’indifférence? Tous les présidents de droite qui voient leur peuple se soulever s'accrochent au pouvoir, soutenus par les Etats-Unis qui ne veulent surtout pas perdre leurs alliés, et notamment le Chili, modèle du néolibéralisme. En Bolivie l'histoire est différente. Les récentes élections présidentielles ont donné gagnant Evo Morales, le président de gauche et d'origine indigène qui a réussi à faire diminuer la pauvreté et les inégalités. Après l'annonce des résultats, les forces de droite et les forces fascistes ont créé le chaos. Une mutinerie d'un secteur des forces militaires et de police s'est attaquée aux soutiens politiques d’Evo Morales, qui a préféré quitter sa fonction pour éviter un bain de sang, puis le pays pour se réfugier au Mexique. Qu'on le veuille ou non, il s’agit d’un coup d'Etat, peut-être maquillé, face auquel la «communauté internationale» est restée plutôt silencieuse.
*Organisé par l’Association helvétique pour la paix en Colombie, Urabá Global, Ademag (association de femmes migrantes à Genève), et Defendamos la paz.