Avril 2019. Sur l’île grecque d’Eubée, Dimitri Tsitos, 25 ans, écrit l’histoire de 8000 arbres. Lui, son père, sa mère, sa sœur et un ami s’inspirent de la forêt pour régénérer le sol dégradé de leur terrain
Dans le sud d’Eubée, deuxième plus grande île de Grèce après la Crète, une route monte de la mer jusqu’à Styra. Dans ce village, vit et travaille l’équipe de Mazi Farm. Mαζί, prononcer [mazi], signifie «ensemble» en grec. L’ensemble: Dimitri Tsitos le fils, Georges le père, Christine la mère, Solène la sœur et Etienne Compagnon, grand ami de Dimitri. Alors que la lutte contre une austérité dévastatrice perdure pour la population grecque, je rencontre cette famille aux multiples nationalités sur son terrain agricole, comme une bulle au milieu du bazar de ce pays. En ce mois d’avril 2019, le village est empêtré dans l’hiver.
Dimitri était destiné à suivre des études d’économie. Mais après son Bachelor à l’Université d’Exeter en Angleterre, il rompait avec la voie toute tracée. Il voulait d’abord goûter le monde. Direction la Colombie, puis l’Equateur, où la pause se transforme en rupture définitive. Il a le coup de foudre pour un mot qui lui servira de porte d’entrée dans l’agriculture: permaculture. De nationalités anglaise, française et suisse, d’un père grec et d’une mère française, il baigne dans un mélange d’influences. Son père, Georges Tsitos, a grandi à Genève, élevé à la grecque. A 27 ans, il créait sa première société. Puis, il a monté et redressé des entreprises, principalement des PME, il a bien gagné sa vie. Avec Christine, sa femme, ils ont trimbalé leurs deux enfants au rythme de ses défis professionnels. Genève, Londres, la Haute-Savoie, puis Athènes.
Le duo père-fils
Mazi Farm est donc né de ce père et de ce fils, qui ont investi toutes leurs économies et la retraite de Georges dans ce projet: 300000 euros depuis le début. C’était en 2017. Ils décidaient d’acheter deux parcelles pour créer une ferme régénérative fondée sur le principe de l’agroforesterie. L’idée de l’agriculture régénérative n’est pas seulement de maintenir la fertilité de la terre, mais de l’augmenter grâce aux cultures.
Le premier jour du reportage, je me glisse dans leur rythme. Rendez-vous sur le terrain à 8 heures. Au quotidien, Georges s’occupe plutôt des infrastructures, de l’équipement, du travail manuel; et Dimitri pense business plan et agronomie, il étudie, se renseigne, expérimente. Ils avancent, dans une collaboration aussi fragile que puissante.
Il faut affronter une pente raide pour atteindre le terrain juché sur une colline, un total de 5 hectares vallonnés, un labyrinthe pour qui ne travaille pas ici tous les jours. En lignes: des figuiers, amandiers, grenadiers, pistachiers, figuiers de barbarie, acacias, eucalyptus, quinze essences au total, des troncs d’un mètre de haut tout au plus. Arbres minuscules et décoiffés. La terre, elle, est dégradée. Des incendies et des décennies de pâture ont ralenti la vie. L’aventure de Mazi Farm doit prouver qu’on peut régénérer même le pire des sols. A force d’engrais naturels et de fumier, les arbres créeront la matière organique et se débrouilleront. C’est le cercle vertueux qu’on appelle régénératif. Une promesse pour l’avenir.
Produire de la matière organique
Partout sur le terrain, le vent du nord nous fouette sans scrupules. Aujourd’hui, Georges et Petros, un maçon de la région d’origine albanaise, œuvrent à la construction d’une structure qui servira d’atelier. Plus loin, Etienne désherbe autour des jeunes troncs. Et Dimitri passe la débroussailleuse entre les rangées d’arbres. L’herbe coupée restera au sol, dans l’optique de produire de la matière organique. Dimitri a choisi de renoncer, en tout cas temporairement, à une vie de jeune homme de 25 ans, cloîtré dans ce village de 300 habitants. «Mes parents m’ont beaucoup donné et moi, maintenant, je bosse pour eux, dira-t-il. Pour moi, c’est une évidence de faire ça. Avoir une terre, c’est le plus grand des engagements. Parce que si t’as un travail, tu peux changer de travail. Mais si t’as une terre, tu peux pas changer de terre. T’es lié à ce terrain, t’as une responsabilité, tu peux pas partir, l’abandonner.»
Le lendemain, on en fait le tour avec Georges. Je slalome entre de tout petits fruitiers plantés anarchiquement. Leur forêt comestible. Puis, on longe encore des lignes d’arbres. Ils ne montent pas bien haut, pourtant ils s’ancrent. La vigne, le cactus, le cyprès... Mon imagination balance entre une future forêt luxuriante et un rêve irréalisable. Sans en connaître l’issue, je ne peux que mesurer l’élan de cette famille. On continue à arpenter cette forêt miniature, comme une blague, un projet déraisonnable. Sur un sol si dévasté. Quelle idée. Dans son coupe-vent, Georges se faufile entre buissons et arbres. «Dans mon ancien boulot, j’étais toujours en train d’accélérer le temps, raconte-t-il. Quand quelque chose n’allait pas assez vite, je jetais de l’argent, j’augmentais les ressources humaines. Mais là, je ne peux rien faire. Ce sont les arbres qui décident.»
Deux jours plus tard, Dimitri et sa sœur, Solène, clapotent sur leurs ordinateurs. Soudain, Dimitri lève la tête: un café coopératif d’Athènes leur propose d’organiser un événement pour présenter Mazi Farm, échanger avec d’autres. Solène note le rendez-vous, euphorique. Agée de 23 ans, elle s’est greffée au projet, à reculons d’abord. «Avant, on avait tous des vies très rapides, on ne se voyait presque jamais, raconte-t-elle. Et tout à coup, j’ai vu mon père lire des livres sur la nature, sur l’écologie, pour comprendre les choix de Dimitri, alors qu’il ne s’était jamais intéressé à ça! On n’avait jamais fait pousser une tomate de notre vie!» L’aventure familiale a été son terrain d’apprentissage pour la communication. Site internet, milliers de contacts sur les réseaux sociaux, T-shirts et sacs à dos avec leur logo et même une marque, Mazi Spoon, pour la commercialisation. Comme une charrue avant les bœufs, tout est prêt pour la vente alors qu’il n’y a encore rien à acheter.
Trois semaines ont passé depuis mon premier jour ici. Ce matin, Dimitri et Etienne déposent au pied des arbres un mélange de broyat de branches et de fumier, ce qui servira à nourrir le sol et à garder l’humidité. Les mains au travail, on se met à parler de l’effondrement de nos sociétés, de la destruction des écosystèmes. Un grand découragement s’invite et une pointe de survivalisme. Les deux amis ne se voilent pas la face, ils savent que les forces de destruction sont puissantes, face à l’agriculture régénérative. «C’est stratégique de produire sa nourriture, c’est une question de sécurité pour la famille, explique Dimitri. C’est aussi pour ça qu’on le fait.»
Aujourd’hui, en 2020, Dimitri est confiné au Brésil où il avait prévu de poursuivre sa formation auprès d’Ernst Gotsch, agriculteur et chercheur suisse avec qui il a déjà beaucoup appris. Ses parents, eux, continuent le travail à Styra et attendent les premières amandes. Personne ne sait quand Dimitri reviendra, ni s’il reviendra. Mais cette nouvelle étape n’est pas un obstacle. Dans les projets fous comme celui-ci, l’obstacle principal, c’est le qu’en-dira-t-on. La tentation est grande de douter, de rire, d’ironiser sur l’irréalisable. Difficile de juste admirer l’investissement total quand on ne connaît pas l’issue. Mais un jour, lorsque le défi monumental aboutit, plus personne ne rit. Devant l’œuvre finale, on ne peut qu’admirer le parcours. Pour Mazi Farm, le chemin se poursuit.
Reportage réalisé entre le 2 et le 25 avril 2019 sur l’île d’Eubée, en Grèce.