L’artiste suisso-espagnole Teresa Larraga utilise la scène comme un espace de militance et de recherche de soi. Avec courage
Teresa Larraga défie toutes les étiquettes. Clownesse, comédienne, musicienne chanteuse, metteuse en scène, elle croise les arts dans les théâtres et dans les rues. Multitalentueuse et travailleuse, l’électron libre n’a de cesse d’explorer, à la recherche du bonheur et de son âme. Le féminisme est l’un de ses thèmes de prédilection, elle qui est activiste dans le collectif neuchâtelois de la Grève des femmes. Avec sa compagnie le Théâtre Frenesí, elle a notamment revisité Carmen, l’opéra de Bizet. Sous sa patte, l’héroïne devient clownesse lyrique, garagiste féministe, et échappe au féminicide.
Dans son spectacle Ay Amor, elle joue une drag-queen dans toute sa splendeur. «Je suis hétéro, mais je me sens faire partie de cette famille. C’est un monde de magie!» raconte celle qui vient de passer le week-end avec ses sœurs (drag-queens) et son frère (drag-king) de cœur pour le tournage d’un clip. «Dans ce monde, tout est ouvert et fantastique. C’est un terrain de liberté, hors cadres, hors codes sociétaux. On découvre d’autres facettes de notre personnalité.» En ce 1er juin, assise dans la cafétéria du Théâtre du Concert à Neuchâtel, elle s’exprime avec générosité, sans filtre et avec émotion, surtout quand elle parle des violences subies par tant de femmes, et d’hommes aussi. «Pourquoi tant de haine?» se demande celle qui dévoile également son histoire douloureuse.
Le drame d’un abus
Dans son prochain spectacle I love me too (Je m’aime aussi), elle racontera son parcours de petite fille abusée. Teresa avait 3 ans seulement. Elle grandira avec la haine des hommes tapie au fond d’elle. «C’est comme si j’avais intégré une part de l’agresseur. Un monstre est à l’intérieur de moi. Pendant des années, je n’ai pas voulu l’admettre par peur de sombrer, mais je suis obligée d’aller au fond pour m’en sortir», livre-t-elle, plus de cinquante ans plus tard.
Au début de #MeToo, Teresa Larraga ne veut pas entendre parler de ce mouvement. «Cela me touchait trop». Puis, un accident de genoux l’immobilise pendant une année. L’hyperactive ne peut plus travailler. Et se met à creuser et à convoquer ses fantômes.
«Des violeurs sont condamnés à quelques années de prison. La victime, elle, c’est à la perpétuité. C’est un travail de reconstruction de tous les jours, à vie.» Elle confie sa tristesse et sa colère de ne pas avoir été défendue ni protégée par sa famille. «Celle-ci m’est devenue si étrangère que je me demandais souvent, déjà petite, où était ma vraie famille…»
Ce récit autobiographique, l’actrice souhaite le partager sur scène, pour elle, pour les autres surtout, pour briser le mur du silence. «En s’amusant», écrit-elle dans la présentation de son spectacle. En s’amusant? «Oui, le rire et l’art sont des antidotes. Même si je suis prête aussi à pleurer sur scène», raconte la clownesse, les larmes aux yeux.
Le théâtre pour survivre
L’art a été sa bouée de sauvetage. Très tôt, Teresa se lance dans une carrière théâtrale dans sa ville de Saragosse, puis à Madrid. Le succès lui sourit, mais la jeune femme éprise de liberté veut quitter sa famille, l’Espagne et devenir clown. Quelques signes du destin plus tard, à 22 ans, elle entre à l’école Dimitri au Tessin. Sa vie professionnelle se déroule ensuite sur les chapeaux de roues et dans toutes les directions.
Sa vie privée, quant à elle, commence par une tournure un peu plus chaotique. Elle épouse «un manipulateur», dont elle divorce six ans plus tard.
Reste qu’il y a 25 ans déjà, Teresa Larraga trouve l’amour de sa vie, celui qui deviendra le père de sa fille. Le soutien sans faille de ce dernier lui permet de vivre son art sans se soucier de la précarité inhérente aux artistes, encore renforcée par la pandémie. «Sans lui, et même si je n’ai pas arrêté de travailler sur mes pièces, je me serais retrouvée à l’aide sociale comme beaucoup d’autres artistes. C’est fou que la Suisse, pays si riche, soutienne si peu la culture», estime celle qui a discouru lors du 1er Mai à Neuchâtel sur cette situation, avant de chanter la version originelle de Bella Ciao – celle qui dénonce les conditions de travail des ouvrières saisonnières dans les rizières du nord de l’Italie.
Entre militance et foi
Hors scène, Teresa Larraga – avec ses camarades du collectif féministe neuchâtelois – a tracté ces derniers temps dans les rues neuchâteloises pour la révision du Code pénal afin de redéfinir la notion de viol sur la base du non-consentement. La militante partage aussi sa révolte face au manque de structures d’accueil pour les femmes victimes de violences domestiques ou le manque de sensibilisation dans les écoles.
Femme-courage, expressive et extravagante, Teresa Larraga confie toutefois son manque de confiance en elle. Et chérit son monde intérieur. Elle a embrassé le bouddhisme il y a sept ans et pourrait résumer sa quête spirituelle par une phrase: «Je mets ma vie au service de l’univers.»
A 57 ans, l’artiste dit se sentir telle une gamine qui découvre la vie, toujours prête à se laisser surprendre. Elle a d’ailleurs des idées et des projets plein la tête, comme celui de créer un centre de formation de clowns à Neuchâtel. «Je souhaite que la pédagogie, l’humanité, l’ouverture à l’autre soient le moteur de cette école. Autant d’ingrédients qui manquent trop souvent dans les formations artistiques. Révéler le meilleur de l’élève.» En l’écoutant, on se prend à rêver avec elle, tant son enthousiasme et son amour pour l’autre sont contagieux.