L’Italie reste hantée par ses Années de plomb. Au détour d’une place de Brescia, dans le nord du pays, une communauté soudée maintient le souvenir et les valeurs de ses êtres chers, qui ont fait les frais d’un attentat en 1974: syndicalistes, antifascistes, peuple de gauche... Reportage, entre les chants des écoliers et une montagne de fleurs délicatement déposées sur les pavés
Deux édifices se font face à la Piazza della Loggia, dans le centre-ville historique de Brescia, en Lombardie. D’un côté, l’Hôtel de Ville de style vénitien et, de l’autre, la tourelle de l’Horloge ornée de signes astronomiques et surplombée par deux automates: les «fous des heures». I macc de le ure – en dialecte local – sonnent la cloche à heure non fixe depuis la Renaissance. Ce samedi 28 mai dernier, la cloche a retenti à 10h12 exactement, heure à laquelle, quarante-huit ans plus tôt, un attentat terroriste causait la mort de huit personnes et en blessait une centaine. Une plaie ouverte dans la mémoire collective.
Des gerbes s’amoncellent au pied des arcades. Ce matin-là, des écoliers et des étudiants ont représenté les générations futures. Des officiels ont tenu des discours et, l’après-midi, un chœur géant chantera pour la paix devant une foule où se mêleront syndicalistes, militants antifascistes, rescapés de l’attentat, familles des disparus, badauds et habitants venus témoigner leur solidarité.
Raconter ce matin de mai 1974
Du côté de l’organisation, on s’active pour préparer les micros et la sono. Les enfants qui gambadent près des lieux de mémoire semblent percevoir l’enjeu, à travers les mines recueillies des adultes. Enfin, pas tous: «Non, non, non, on ne peut pas prendre la fleur, il faut la laisser là!» «Pourquoi?» «Parce qu’elle est là pour des personnes très importantes.» «Pourquoi?»... Comment expliquer l’indicible?
Ici même, au pied d’une colonne, le matin du 28 mai 1974, un kilo d’explosif dissimulé dans une poubelle en métal transformait un rassemblement antifasciste en cauchemar. Malgré la pluie, des centaines de personnes avaient répondu à l’appel des syndicats, du PCI et du Comité antifasciste pour dénoncer la stratégie de la tension et le terrorisme «noir» menaçant la démocratie italienne.
L’ombre du Duce plane
L’instant fatidique a été capturé dans un document audio. Le discours du syndicaliste Franco Castrezzati est interrompu par une détonation. Quelques secondes de stupeur, des cris, et l’orateur appelle la foule au calme. Il l’implore de se diriger vers la place voisine de la Victoire pour faciliter l’intervention des secours. Des photos montrent les corps recouverts de draps, les visages effarés des proches, la panique dans un voile de fumée que dissipe la pluie. La plus jeune des victimes avait 25 ans; la plus âgée, 60.
A quelques ruelles d’écart, les lieux scandent encore les traumas de l’histoire. La Piazza della Vittoria est bordée par les bâtisses monumentales typiques de la période mussolinienne. Sur une dalle de marbre, la chaire oratoire en pierre de porphyre rouge depuis laquelle le Duce prononça un discours triomphal, en 1932, est intacte. Glaçante. La Piazza della Loggia, elle, arbore en ce 28 mai des centaines de dessins pour la paix réalisés par les écoliers. Ici, la première manifestation d’Italie en solidarité avec l’Ukraine a rassemblé quelque 5000 personnes le 28 février dernier. De toute évidence, le contexte international pèse sur la commémoration de l’attentat de 1974, de même que la réouverture actuelle du procès des inculpés (lire ci-dessous).
Des vies brisées
Le chœur se met en place, les textes des chansons sont distribués à la foule. «Cette journée sert non seulement à se souvenir, mais aussi à revitaliser les idéaux de paix, de démocratie et de justice pour lesquels des hommes et des femmes ont perdu la vie ici.» Angelo Andreoli, le secrétaire de la Chambre du travail de Brescia, nous accorde quelques minutes pour rappeler les enjeux. L’attentat de 1974 fut un électrochoc pour la nation entière. «Tout le pays a fait bloc autour de la Constitution en danger. Le président de la République et les représentants de tous les partis, du PC à la démocratie chrétienne, ont assisté aux funérailles.»
Nous rencontrons Manlio Milani, président de l’association des victimes de l’attentat. Militant communiste, il a perdu son épouse, Livia Bottardi, enseignante alors âgée de 32 ans. «Ce jour-là, nous étions venus manifester ensemble. Le hasard a voulu que je m’arrête pour échanger avec un ami au moment où la bombe explosait. J’ai vécu la violence de la séparation instantanée.»
«Les fascistes ont échoué»
Face à l’abîme, Manlio Milani a fait le choix de la résilience, prônant une justice réparatrice plutôt que de la vendetta. Son action a permis l’allongement de la durée de l’instruction pour le terrorisme politique. La Maison de la mémoire, qu’il a contribué à créer en 2000, est un centre de documentation reconnu. Il a reçu la médaille de l’Ordre national du mérite par le président Oscar Luigi Scalfaro, en 1994.
Manlio Milani met en garde contre la résurgence d’«un fascisme qui avance masqué», mais il se veut optimiste. «Les fascistes ont essayé de nous diviser, ils ont échoué. Davantage qu’une évocation des disparus, la manifestation d’aujourd’hui est l’affirmation de la vie contre la mort.»
Luttes entremêlées
Dans l’assistance, Cristiana Manenti arbore un T-shirt soutenant les actions de sauvetage en Méditerranée. Plus tôt, elle a déposé une gerbe au nom de l’ONG Brescia per Mediterranea - Saving Humans. Elle évoque l’actualité brûlante des personnes réfugiées, le refus de voir instituées des catégories de réfugiés de «première et seconde classe» ou encore le sort de Mimmo Lucano, maire de Riace, en Calabre, condamné pour délit de solidarité. «C’est son engagement citoyen qui a été visé, plus que ses actions en tant que syndic.»
Cristiana Manenti avait 9 ans en 1974. Elle n’imagine pas vivre un 28 mai loin de cette place. «Venir chaque année montre que c’est dans le quotidien, dans nos gestes de tous les jours, qu’on combat les fascismes. C’est fondamental.»