Discriminations multiples
Le Manifeste des femmes issues de la migration rédigé en 1975 constitue un document pionnier consacré à l’intersectionnalité
Les études sociales parlent d’intersectionnalité à propos de la pluralité d’interactions entre divers types de discriminations. Le concept a vu le jour à la fin des années 1980 sous la plume de Kimberlé Crenshaw, une juriste américaine qui cherchait à décrire les disparités de traitement fondées sur le genre ou l’ethnie. La théorie de l’intersectionnalité a été élargie par la suite de façon à prendre en compte d’autres catégories comme la classe sociale, le handicap, l’orientation sexuelle, la religion ou la nationalité, pour n’en citer que quelques-unes. Le Manifeste des femmes issues de la migration, rédigé en 1975, ne pouvait évidemment pas se référer aux théories intersectionnelles. Ce document politique témoigne néanmoins d’une réelle prise de conscience de l’effet de cumul entre les divers types de discriminations.
Catalogue exhaustif
Les femmes migrantes avaient conscience d’être discriminées. Outre qu’elles se trouvaient tout au bas de l’échelle sociale comme ouvrières non qualifiées, leur provenance rendait leur statut de séjour précaire, et naturellement leur condition de femmes les pénalisait encore. Selon Rosita Fibbi, sociologue à l’Université de Neuchâtel ayant participé à l’élaboration du manifeste, «ce document est un véritable catalogue de revendications. La thématique féminine y est explorée à 360 degrés. Le manifeste lance deux débats, l’un sur la migration, l’autre sur le féminisme.» Le manifeste aborde les thèmes du travail, de la protection de la maternité et de l’égalité entre hommes et femmes, il traite la question brûlante du regroupement familial, et donc du statut de saisonnier. De même, il évoque le problème du logement et la difficulté d’être mère et ouvrière dans le contexte migratoire, alors même que les femmes supportent déjà une double charge de travail, ayant à concilier leurs tâches domestiques et celles de soins avec une activité rétribuée dans l’industrie ou le secteur tertiaire. Les structures d’accueil extrafamilial et le système scolaire ne sont pas oubliés, tout comme les maladies de société, comme la fatigue chronique, l’isolement social, la formation professionnelle, l’éducation sexuelle et enfin les droits politiques. Le manifeste «était à certains égards en avance sur son temps, par ses développements théoriques», souligne encore Rosita Fibbi, «mais sans proposer d’action politique concrète à court terme». Il n’a donc pas eu de véritables retombées et il y a eu des réactions négatives jusque parmi les femmes suisses.
Véritable tollé
Une fois le premier jet écrit, les femmes issues de la migration ont envoyé leur manifeste à la presse et à de nombreuses organisations suisses, afin qu’elles prennent position sur son contenu. Toutes ces associations ont été invitées à cette occasion à participer à une seconde réunion destinée à l’adoption du document final. La rencontre était agendée en fin d’année à Zurich. Les réactions ont été parfois étonnantes, y compris de la part des associations féminines suisses. Certaines organisations ont refusé de s’exprimer, d’autres ont jugé que les femmes issues de la migration n’avaient pas à se mêler de questions politiques internes. Selon le centre de liaison des associations féminines de Winterthour, par exemple, il n’était pas acceptable qu’un groupe de femmes revendique des droits dans un pays les ayant accueillies afin qu’elles y travaillent. Quelques organisations se sont même demandé si des femmes issues de la migration avaient leur mot à dire sur des questions leur étant étrangères. Le centre de liaison des associations féminines de Bâle-Campagne a émis des doutes sur la représentativité d’un tel manifeste produit par une élite bardée de diplômes et émancipée par rapport à l’ensemble des femmes étrangères. Il y a aussi eu des organisations suisses, comme le Syndicat du bâtiment et du bois (SBB), qui ont bien voulu relever le défi lancé par les femmes issues de la migration, tout en exprimant des réserves sur le manifeste. Comme l’écrit Sarah Baumann dans un superbe essai consacré à l’activité des femmes au sein des colonies, dont le titre est … und es kamen auch Frauen (… et voici qu’arrivent aussi des femmes) inspiré de Max Frisch, «le manifeste a été critiqué par toutes les organisations féminines pour son ton volontaire et ses propos jugés trop agressifs». Même quand elles étaient en colère, les femmes étaient priées de se montrer aimables. Toutes les organisations craignaient, de manière plus ou moins forte, que l’activisme des femmes issues de la migration ne bouscule le consensus paresseux en place en Suisse.
Aujourd’hui, ce manifeste interpelle encore le mouvement féministe. Un tel document nous rappelle que le féminisme ne peut être efficace que s’il tient compte des typologies de la discrimination, qui vont bien au-delà des questions de genre. Le manifeste parvient à parler à toutes les femmes engagées au syndicat. Il nous dit en fait qu’une action syndicale en faveur de toutes les travailleuses ne peut rester confinée au sein du monde du travail, mais qu’elle a besoin de relais politiques dans divers domaines, à l’instar des structures en faveur de l’enfance, du système scolaire, de la santé publique ou du logement, sans oublier bien sûr les droits sociaux.