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Turquie: un Etat social au service de l’autocratie

La Turquie vient de célébrer son centenaire. Loin de la prospérité promise par Erdogan, une grande partie de la population sombre dans la pauvreté. La politique sociale s’est pourtant élargie depuis vingt ans, mais vise surtout à consolider la base électorale du leader populiste

«Notre pays est entre de bonnes mains, vous pouvez reposer en paix», a déclaré dimanche 29 octobre dernier le président turc Recep Tayyip Erdogan, en déposant une gerbe de fleurs sur la tombe d’Atatürk à Ankara. En raison de l’affrontement entre Israël et le Hamas, les cérémonies officielles du centenaire de la République turque ont été réduites au minimum et l’hommage d’Erdogan à son illustre prédécesseur fut succinct. 

Cent ans auparavant, en 1923, le général Mustafa Kemal (doté du patronyme Atatürk, père des Turcs, en 1934) proclame la République turque devant l’Assemblée nationale. Vainqueur de la guerre de libération face aux puissances étrangères qui avaient divisé l’Anatolie à la fin du premier conflit mondial, il enterre l’Empire ottoman et entend transformer un pays pauvre et religieux en une nation développée et laïque.

Il lance de profondes réformes institutionnelles et culturelles, s’inspirant du modèle occidental: adoption du Code civil suisse, passage de l’alphabet arabe à l’alphabet latin, généralisation de l’instruction publique, obligation du mariage civil, droit de vote pour les femmes…

Il s’agit d’un programme de modernisation à la fois autoritaire (les premières élections pluralistes ont lieu en 1946) et nationaliste, car il exalte la souveraineté d’un peuple turc mythifié et homogène, au détriment des autres populations historiquement présentes sur le plateau anatolien.

Atatürk décède en 1938 après avoir orienté dans les années 1930 l’économie vers plus de planification et d’étatisme, inspiré par le modèle soviétique. Après la Seconde Guerre mondiale durant laquelle elle reste neutre, la Turquie se rapproche de l’Occident. Elle bénéficie du Plan Marshall et rentre dans l’OTAN en 1952.

Coups d’Etat et répressions

La politique économique devient plus libérale, mais c’est aussi à cette période, comme dans de nombreux pays européens, que se développe la sécurité sociale. «Après 1945 émerge un Etat providence de style corporatiste, ciblant les fonctionnaires et les travailleurs du secteur formel. C’est un système assez bien structuré et généreux, mais le problème est que plus de la moitié de la population en est exclue, notamment à cause de l’importance du secteur informel», affirme Erdem Yoruk, professeur associé de sociologie à l’Université Koç d’Istanbul et spécialiste de l’Etat providence turc.

Les années 1960 à 1980 sont marquées par trois coups d’Etat et une forte polarisation de la société entre conservateurs religieux, kémalistes, ultranationalistes et révolutionnaires marxistes.
Le coup d’Etat de 1980 entraîne une répression féroce contre les mouvements de gauche. Des milliers de militants sont emprisonnés, les libertés politiques et syndicales sont fortement restreintes. La grande confédération syndicale de gauche DİSK (voir ci-dessous) est interdite entre 1980 et 1992.

Alors que la répression provoque une dépolitisation de la société, les travailleurs voient leurs conditions de travail et leurs rémunérations se dégrader. Avec le soutien du FMI et de la Banque mondiale, la Turquie adopte une politique économique néolibérale tournée vers l’exportation et le développement du secteur financier.

En 2002, un nouveau parti conservateur issu de l’Islam politique (AKP) arrive au pouvoir après une décennie 1990 très instable au niveau politique, sécuritaire et économique. Il est dirigé par l’ancien maire d’Istanbul, Recep Tayyip Erdogan.

Néolibéralisme et… Etat providence

Phénomène inédit dans la vie politique turque, l’AKP contrôle le pays depuis maintenant 21 ans. Le parti est accusé d’avoir remis en cause l’héritage laïc d’Atatürk et d’avoir adopté une gouvernance de plus en plus autoritaire. Au niveau économique, il suit une ligne résolument néolibérale: «Dans les premières années, l’AKP a établi un nouveau code du travail qui a légalisé la flexibilité. Des offensives semblables ont été menées à travers des réformes de la sécurité sociale, notamment avec la loi sur l’assurance santé qui a ouvert la voie à la privatisation du secteur de la santé», estime Uraz Aydin, membre du comité central du Parti des travailleurs de Turquie (TİP), l’une des formations politiques représentant la gauche radicale.

Cette orientation très favorable aux entrepreneurs s’est paradoxalement accompagnée d’un élargissement de l’Etat providence, à la fois en termes de budget mais aussi de couverture de la population. «La priorité n’est plus la sécurité sociale liée à l’emploi mais une assistance fondée sur le niveau de revenu qui cible aussi les populations pauvres travaillant dans le secteur informel, déclare Erdem Yoruk. Nous avons un Etat providence qui couvre dorénavant 80% de la population, c’est un niveau sans précédent.»

De nombreux observateurs reconnaissent notamment une amélioration significative de l’accès aux soins pour les plus pauvres depuis 2002. Pourtant, d’après plusieurs études, les variations du niveau de la pauvreté sont peu corrélées au développement de programmes d’assistance. «Ils n’ont aucun effet macroéconomique, leur seul bénéfice est politique. Cela ne tue pas la pauvreté mais la capacité d’action politique des plus pauvres», analyse Erdem Yoruk. Les aides financières ne sont pas un droit mais le résultat de décisions bureaucratiques peu transparentes, elles créent un lien de dépendance entre les citoyens et des administrations qui sont fortement politisées.

Grave crise économique et sociale

Encore vainqueur des élections en mai dernier, Erdogan a réussi à se maintenir au pouvoir malgré la grave crise économique qui touche le pays depuis 2018. Les travailleurs et les ménages turcs vivent un véritable déclassement socioéconomique à cause de l’hyperinflation. Alors que le taux de croissance reste élevé (5,6% en 2022) et que les entreprises turques ont vu leurs profits bondir de plus de 400%, une grande partie de la population sombre dans la pauvreté et peine même à se nourrir correctement.

Si sa politique d’aide aux accents clientélistes a permis d’atténuer le mécontentement social, Erdogan doit aussi sa réélection à une rhétorique agressive et polarisante centrée sur des thématiques nationalistes.

«En s’érigeant en “père de la nation”, mais de la nation pieuse, Erdogan a réussi à conserver son hégémonie sur une grande part des travailleurs. Malgré un mécontentement face aux conditions économiques, ils ont continué à le soutenir grâce au ciment idéologique islamiste-nationaliste qu’il avait forgé au long des années», affirme Uraz Aydin.

Face à la crise, une dynamique sociale à amplifier

Syndicaliste depuis vingt ans, Kıvanç Eliaçık est responsable des relations internationales de la DİSK, la Confédération des syndicats révolutionnaires de Turquie. Forte de plus de 200000 membres présents dans un grand nombre de secteurs économiques, la DİSK est reconnue comme une organisation combative et proche des mouvements politiques de gauche. Interview

Du point de vue des travailleurs, quels sont les événements les plus marquants de l’histoire turque depuis 1923?
Notre histoire est jalonnée de grandes grèves et d'importants mouvements syndicaux. Le massacre du 1ermai 1977 est un des jalons de l'histoire républicaine. Au cours de la manifestation organisée par la DİSK, plus de 40 personnes ont été tuées au cœur de la ville d'Istanbul, sur la place Taksim, par des tirs de fusil et de pistolet. On ne sait toujours pas qui sont les auteurs de ce massacre.
La «résistance des travailleurs» des 15 et 16 juin 1970 est un autre événement marquant. Il s'agit d'une grève générale et d’un soulèvement de la classe ouvrière contre un projet de loi sur le travail qui visait à modifier les activités et les droits des syndicats. C’est un succès. Mais, à la suite du coup d'Etat de 1980, la junte a fait adopter exactement la même loi liberticide.
Elle est toujours en vigueur et, aujourd'hui, selon la Confédération syndicale internationale, la Turquie fait partie des dix pires pays du monde pour les travailleurs. Dans ce groupe, nous sommes le seul pays qui soit candidat à l'Union européenne, membre de l'OCDE et du G20.

Comment cela se manifeste-t-il? Pouvez-vous donner des exemples?
Les lois restreignent fortement les activités syndicales. Adhérer à un syndicat est assez compliqué et il est très difficile de signer une convention collective. Le droit de grève est très limité.
De plus, nous sommes victimes de répressions de la part des autorités. La détention ou l'emprisonnement d'un syndicaliste n’est pas un fait inhabituel. Les activités syndicales, les réunions ou les manifestations sont souvent interdites ou bloquées par la police.

Devez-vous parfois opérer dans la clandestinité?
C’est souvent le cas, car adhérer à un syndicat est un motif de licenciement très fréquent. Pour démarrer un processus de négociations collectives, il faut syndiquer au moins la moitié des employés d'un lieu de travail. Donc, nous devons d’abord recruter de nouveaux membres de manière clandestine. Les réunions syndicales se déroulent secrètement en différents groupes qui parfois ne se connaissent pas entre eux. Nous fonctionnons comme cela au niveau de l'usine, mais au niveau national toutes nos actions et nos idées sont transparentes. Le gouvernement peut nous arrêter, utiliser des gaz lacrymogènes, interdire nos activités, nous continuerons à dire ce que nous pensons.

Actuellement, quelles sont vos principales actions ou campagnes au niveau national?
Nous militons pour que le système de retraite soit plus équitable et que les retraités aient de meilleures pensions. Nous faisons également campagne pour une plus grande justice fiscale. Nous demandons qu’un système d'imposition progressif soit établi. Nous avons actuellement un taux unique et les grandes entreprises bénéficient de nombreux avantages. Nous souhaitons que les riches, les grandes entreprises et les activités financières soient davantage taxés et que les plus pauvres le soient moins.

Avec la crise économique qui s’approfondit en Turquie, est-ce que vous avez observé une mobilisation accrue des travailleurs?
L’agitation est grande dans la société et sur les lieux de travail. Les gens sont mécontents. Nous avons toujours été une nation protestataire qui aime organiser des manifestations, ce n'est malheureusement plus le cas. Nous sommes moins en mesure d'organiser de grandes manifestations qu’avant. Les causes sont multiples: la pandémie, les attentats de l’Etat islamique qui ont ciblé un cortège de manifestants en 2015, et puis la limitation de la liberté d'expression et de la liberté de réunion à la suite du coup d'Etat manqué de 2016. Mais tout de même, nous dénombrons beaucoup de grèves, de manifestations et de rassemblements sur les lieux de travail. Par exemple, les employés de l’usine Colgate-Palmolive ont obtenu l’été dernier une hausse de salaire de 66% après une grève de 17 jours.

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