Réfugiée en Suisse, la militante afghane Maleka Azizi témoigne des changements brutaux survenus dans son pays sous le régime afghan et de l’apartheid de genre qui frappe ses consœurs
Femme courage. Deux mots qui viennent à l’esprit lorsque l’on écoute Maleka Azizi. La jeune activiste afghane vit actuellement dans un foyer pour requérants d’asile de la région lausannoise. Elle a participé à la manifestation du 8 mars, Journée internationale des droits des femmes. Un combat qu’elle porte dans son cœur depuis toujours, elle qui a grandi dans un pays profondément inégalitaire.
Elle est née dans un petit village d’une vallée de la province de Samangan, en 1994 si l’on en croit son passeport, en 1996 selon sa mère. Si les dates de naissance sont aléatoires dans les villages, il est certain que l’époque coïncide avec la prise de pouvoir des talibans. Cependant, avec l’arrivée des Américains en 2001, la jeune fille sera scolarisée à Mazâr-e Charîf (au nord de l’Afghanistan) et poursuivra ses études jusqu’à l’université. Non sans peine, car ses parents, illettrés, de l’ethnie hazara, ne comprennent pas son choix de devenir journaliste. «Tout mon entourage, comme la société afghane dans son ensemble, estimait que certains métiers ne pouvaient pas être pratiqués par une femme. Si maîtresse ou médecin étaient considérés comme des carrières honorables, nous devions surtout rester au foyer», ajoute la diplômée de l'Université de Balkh. Avant le retour des talibans en août 2021, elle travaille dans une radio locale et enseigne dans une école privée réputée, Khan-e-noor, dont les cours sont pour la plupart dispensés en anglais. «Les enfants des politiciens étudiaient là. A la chute du gouvernement, ils ont quasiment tous fui à l’étranger», relate Maleka Azizi. Ses deux frères aînés prennent aussi la voie de l’exil. La jeune femme, elle, reste. Pendant six mois, sous le régime taliban, elle donne des cours dans la maison de ses parents de manière inofficielle pour contourner l’interdiction de scolarisation des filles promulgée par le nouveau régime. Sous pression et suivant les conseils de ses amis, elle décide de fuir pour sauver sa vie. Deux ans après, Maleka Azizi attend, avec angoisse, un permis de séjour pour pouvoir enfin imaginer un futur. Entretien.
D’où vient votre féminisme?
Même avant le retour des talibans, la pression sociale était forte sur les femmes qui ne pouvaient pas exercer certaines professions. En raison de la pauvreté culturelle et du manque de confiance à leur égard, celles-ci étaient confrontées à toutes sortes de violences, notamment lorsqu'elles se lançaient dans des activités commerciales pour devenir indépendantes économiquement. En dépit de la présence de femmes à différents niveaux du système républicain, elles n'étaient pas considérées comme des êtres humains égaux aux hommes déjà à cette époque. J’ai dû me battre pour étudier le journalisme et la communication, des secteurs réservés aux hommes, tout comme les métiers d’ingénieur, de manager ou encore de politicien. L’apartheid de genre a toujours existé dans mon pays. Et j’ai sans cesse voulu me battre contre cette injustice. Tous les postes à responsabilité étaient aux mains des hommes. Ils n’acceptaient pas d’être «épaule contre épaule» avec une femme, même si c’était leur épouse, leur sœur, leur mère. Ils ont les meilleures positions, les meilleurs salaires. C’est eux qui détiennent l’argent et qui acceptent, ou non, d’en donner à leur épouse ou à leur fille.
Reste que, durant vingt ans, nous avons eu la chance de pouvoir lutter pour nos droits. Beaucoup de femmes se sont battues pour réaliser leurs rêves. Si l’égalité n’existait pas, nous avions la liberté d’élever la voix, d’étudier et d’exercer une activité professionnelle. Je me suis beaucoup engagée pour dénoncer les violences, notamment domestiques, et les tortures faites aux femmes… J’ai beaucoup milité au sein de l’ONG ICCO (Independent Cooperation for Change Organization). Bien sûr, nous ne pouvions pas manifester dans la rue comme ici, pour des questions de sécurité, car nous n’étions jamais à l’abri des attaques et des bombes.
Au sein de votre famille, quelles étaient les inégalités?
Comme dans toutes les familles afghanes, les filles aident leur mère. Les garçons parfois font quelques courses. C’est comme ça. Mes trois frères n’aidaient pas, moi oui. Et puis, mes parents voulaient que je me marie. Mais ce n’était pas dans mes priorités. C’est très difficile de rester célibataire. Aux yeux de la société, si nous ne sommes pas mariées, c’est comme si nous avions un problème.
Quels sont vos souvenirs du moment où les talibans ont repris le pouvoir, le 15 août 2021?
Nous n’aurions jamais imaginé qu’ils puissent revenir. C’était trop dur. Toute la ville était déserte. Tout le monde restait chez soi, effrayé. Je me souviens d’une annonce par haut-parleurs qui nous disait que nous étions enfin libérés. Ma mère m’a prêté un de ses hijabs. Jusque-là, je n’en avais jamais porté. Depuis, une femme ne peut plus sortir sans ce vêtement, obligatoirement de couleur noire et qui ne donne à voir que les yeux.
Au début, les talibans voulaient qu’on pense qu’ils avaient changé, mais, jour après jour, ils ont durci les règles. Tout ce qui créait du bonheur, comme la liberté, la musique, la danse, est devenu interdit. Dans les premiers jours de l'arrivée des talibans, les écoles de cinq provinces étaient encore ouvertes aux filles. Puis, elles ont été progressivement fermées durant l’année 2022. J’ai alors décidé de donner des cours, dans ma maison, à une septantaine de personnes, par petits groupes, pendant six mois. Jusqu’à ce qu’on m’avertisse que je prenais trop de risques. Les opposants, surtout les femmes, sont emprisonnées, torturées ou disparaissent, tuées. Des femmes sont mariées de force à des talibans. Parfois, des hommes rejoignent les talibans pour pouvoir épouser la femme qu’ils veulent, même si elle est déjà mariée. Tout est appliqué par la force. Les femmes ne peuvent plus sortir de chez elles sans être accompagnées de leur mari ou de leur père. Leur maison est devenue leur prison. Psychologiquement, c’est très difficile. Sans espoir, sans avenir, beaucoup de femmes se suicident… Avant l’arrivée des talibans, pendant vingt ans, nous pouvions nous battre contre cet apartheid de genre. Depuis, plus personne n’a ce droit. Ce n’est plus notre pays.
Comment imaginez-vous le futur de l’Afghanistan?
C’est très difficile de l’imaginer. Chaque personne doit changer de mentalité, et le peuple afghan s’unir contre ce groupe de terroristes. La communauté internationale doit soutenir toutes les initiatives pour les droits humains, mais ce sont les Afghans qui doivent se soulever et trouver un fonctionnement qui leur convienne. Ce sera difficile, mais c’est possible. Le peuple est responsable de son avenir. Nous avons tellement souvent changé de système en Afghanistan que nous pouvons peut-être en trouver encore un autre…
Et le vôtre d’avenir?
J’aimerais pouvoir continuer à donner des cours par internet à mes étudiants en Afghanistan, mais je n’ai pas l’argent pour avoir une bonne connexion, et mes étudiants encore moins. Ici, j’aimerais pouvoir apprendre le français, étudier, travailler. Je trouve très inspirant de voir des femmes qui conduisent des bus ou sont à la tête d’entreprises. Mais le futur, c’est le futur… Je vis dans le présent. J’ai étudié ce que je voulais étudier, sans penser à l’avenir. Je suis mon chemin…