Aller au contenu principal
Menu

Thèmes

Rubriques

abonnement

Corps épuisés, écologie incorporée

Depuis la marche en arrière brutale, enclenchée par Trump et ses acolytes européens, sur la plupart des avancées en matière d’égalité et d’environnement, certaines voix à gauche s’élèvent pour prétendre qu’on est allé «trop loin» dans la défense des minorités et de la nature, en négligeant les intérêts des classes populaires. S’il n’y a rien de progressiste à vouloir limiter l’accès de quiconque à des droits universels, rien n’est plus faux que d’opposer la justice sociale à la justice climatique. Le changement climatique creuse les inégalités sociales: la partie la moins aisée de la population contribue le moins à la détérioration des écosystèmes et est davantage exposée à ses conséquences (destruction de l’habitat, risques sanitaires, hausse des prix, etc.). Et la part la plus riche qui en est responsable arrive en général à transférer les coûts des mesures environnementales sur les moins lotis. 

Il est dès lors peu étonnant que les sondages diagnostiquent régulièrement une franche hostilité à ces mesures chez les ouvriers «peu qualifiés». De là à penser que les classes populaires ne se préoccupent pas de l’environnement il n’y a qu’un pas, que la droite réactionnaire franchit bruyamment. C’est justement ce paradoxe qu’un nouveau courant de la sociologie du travail, les Environmental Labour Studies, tente d’élucider, dont deux études récentes sont riches en enseignements pour les syndicats. 

Le sociologue allemand Thomas Goes a mené une enquête sur la «conscience écologique» des employés de l’industrie des machines, du commerce de détail et des soins. Il arrive à la conclusion que, contrairement aux idées répandues, l'environnement est bel et bien un sujet de préoccupation majeure des classes populaires, et il y constate même une augmentation de la sensibilité plus marquée que dans les classes moyennes. En même temps, confrontées aux mesures concrètes pour le climat, ces mêmes personnes s’y opposent, par acquis de «conscience sociale», car elles renforcent les inégalités. 

Ce constat, tout sauf banal, est confirmé par l’étude que le chercheur bâlois Simon Schaupp a menée auprès des ouvriers de la construction en Suisse. Il observe par ailleurs une forte méfiance envers le mouvement climatique, assimilé à des étudiants dont le «savoir académique» semble très éloigné de la réalité des travailleurs. Mais au-delà de ces postures de classe, le sociologue met en lumière un «savoir environnemental incorporé» que les ouvriers éprouvent sur leur propre corps. Pour faire image: quand les employeurs, pour rattraper les retards dus aux intempéries, imposent une forte intensification du travail dans des conditions météorologiques nocives pour la santé, l’épuisement physique qui en découle est vécu comme le résultat d'une même exploitation destructrice de la nature et de l’humain. 

Les deux auteurs convergent dans leurs conclusions: un «pôle populaire» (Goes) contre le changement climatique est possible, pour autant que le mouvement écologique soit capable d’intégrer la souffrance au travail comme une des conséquences de la crise écologique et la traduire en revendications politiques (en exigeant, par exemple, un droit de retrait en cas de fortes chaleurs). Et que le mouvement ouvrier n’alimente pas inutilement une «culture anti-intellectuelle» et le soutien à un modèle productif dépassé dit «fossiliste» (Schaupp) en continuant à soutenir, par exemple, l’extension du réseau autoroutier. Le positionnement clair du mouvement syndical en faveur de l’initiative «pour l’avenir» des Jeunesses socialistes, soumise au vote cette année, qui prévoit de mettre à contribution les grosses fortunes pour financer une véritable transition écologique (dont une réduction massive du temps de travail), est un signal encourageant en ce sens.