Les stations touristiques hivernales doivent-elles ouvrir leurs remonte-pentes et leurs pistes de neige cet hiver? Et de quelle manière? Ce fut ces derniers jours, en Suisse, l’interrogation cardinale. Le point d’extase dialectique national. Celui qui mobilise l’opinion publique et les médias à des degrés dépassant considérablement les enjeux objectifs liés à la pandémie qu’on sait, par exemple.
Celui qui désoriente les cervelles indigènes au point que l’entreprise Téléverbier se rendit coupable comme on sait, l’autre semaine, d’un irrespect réglementaire considérable en laissant s’agglutiner au Châble des dizaines de skieurs – eux-mêmes obsédés par leur sport au point de se mettre en danger, et de mettre en danger leurs voisins, en constituant de possibles foyers d’infection virale parfaits.
Bien sûr, on connaît le pouvoir aliénant du sport qui s’exerce à l’échelle planétaire sur les foules. Un pouvoir consubstantiel et supposé symétrique, mais en proportion réelle désormais très supérieure, à son pouvoir d’épanouissement physique et poétique pour ses pratiquants.
Et bien sûr, on connaît aussi les enjeux sociétaux objectifs, et même déterminants si ce n’est fondateurs, que ce sport représente au sein des populations post-agricoles de montagne devenues presque exclusivement structurées pour en tirer bénéfice.
Mais avec le cas cette année des stations touristiques d’hiver, dans notre pays particulièrement, nous sommes au-delà. Nous sommes dans l’ordre de l’irrationnel identitaire non maîtrisable et furieusement non maîtrisé, et dans l’ordre du symbolique.
Les éléments d’une réflexion rationnelle abondent pourtant clairement dans le paysage environnant. Premièrement, plusieurs gouvernements d’Etats voisins tout à fait alpins, notamment dans les aires italienne, française et germanophone, ont comme on sait décidé de contraindre leurs stations d’hiver à la fermeture: l’exemple vertueux, et ce qu’on pourrait nommer la jurisprudence en la matière, existe donc autour de nous.
Deuxièmement, le danger que constitue toute exploitation de station touristique hivernale, sur le plan de l’épidémie coronavirale en cours, est documenté sur la base de quelques précédents spectaculaires advenus en fin de saison passée, durant la «première vague» de la maladie, quand plusieurs hauts lieux sportifs de neige s’acquirent une célébrité ponctuelle inédite. On se rappelle sur ce point l’affaire d’Ischgl, dans le Tyrol autrichien, où des milliers de touristes européens furent infectés puis regagnèrent malades leurs pays respectifs, concourant de cette manière à diffuser le virus sur l’entier du continent. On se rappelle aussi qu’à Verbier, des contaminations collectives impressionnantes se produisirent à la fin du printemps dernier – au point que divers médecins allèrent alors jusqu’à réclamer une mise en quarantaine des lieux.
Et troisièmement, on connaît l’aspect relatif du concours global apporté par les stations touristiques hivernales au ménage économique et financier national. Non seulement leur part ne cesse de se réduire d’exercice annuel en exercice annuel, pour un éventail de causes dont la moindre n’est pas celle du réchauffement climatique, mais elle vaut beaucoup moins que celle dispensée par les secteurs conjugués de la restauration et de l’hôtellerie. Or, les restaurants sont ou furent autoritairement fermés ces temps-ci, eux, par les autorités politiques et administratives de maints cantons…
C’est donc qu’avec les stations touristiques d’hiver, on touche autre chose. Autre chose qu’il faut déceler dans la psyché collective locale. Une zone immatérielle où se tricote d’abord la tradition des Fêtes et de Noël, puisque nous y sommes, marquée par les débordements voulus sans limite raisonnable de la consommation matérielle ou vacancière supposée partageuse.
Où se tricote ensuite la fierté narcissique des Helvètes qui les incline à vouloir sillonner quelles que soient les circonstances, en toute indifférence relative aux précautions sanitaires en vigueur, les sommets montagneux des Alpes – qui s’érigent à jamais comme le support sacralisé de leur fierté nationale et de leur souveraineté.
Où se tricote enfin cette pulsion très contemporaine voulant que (presque) tout individu muni d’une paire de skis cherche à dissoudre sa solitude infinie et son anonymat de rat citadin dans les tiédeurs qu’il prête à la mise en masse de ses congénères au bas des pistes, puis dans le nid des télécabines franchissant le vide au-dessus des forêts, puis dans l’utérus vespéral des restaurants forcément typiques et des boîtes de nuit à 2000 mètres. On n’est pas sortis de l’auberge.