Le 1er janvier, Hanny Weissmüller deviendra la première femme présidente du personnel de locomotives au syndicat du personnel des transports SEV. Rencontre avec une mécanicienne passionnée
«C’est beau d’amener des gens en toute sécurité à leur destination. Cela donne un sens à mon travail. J’aime être devant, aux premières loges. La vue est magnifique, à chaque saison, du Haut-Valais jusqu’au bout du lac Léman.» Les yeux de Hanny Weissmüller pétillent lorsqu’elle parle de son métier de conductrice de locomotives, un rêve d’enfant. «Je peux contempler les levers et les couchers de soleil, me sentir bien au chaud dans ma cabine lorsqu’il neige, avec un effet Star Wars quand les flocons frappent la vitre à 160 kilomètres à l’heure, ou un effet pop-corn quand les étourneaux volent au-dessus des vignes en début d’automne, rit-elle. Je me souviens d’un jour où les vagues vers le château de Chillon arrivaient jusqu’aux rails, et même jusqu’à ma vitre du côté de Rivaz. Ce printemps, pendant le confinement, les couleurs du ciel étaient uniques…»
Si la mécanicienne contemple, elle ne rêvasse jamais. A l’affût, dans le moment présent, le regard aiguisé, comme l’exige son poste à hautes responsabilités: celui de conduire un mastodonte de 500 tonnes, d’une longueur pouvant atteindre 350 mètres, et de transporter quelque 1000 passagers jusqu’à 160 kilomètres à l’heure.
Loin du train-train
La Valaisanne de cœur connaît tout de sa ligne habituelle, Brigue-Genève, et a apprivoisé depuis six ans le tour de l’horloge sans peine. «J’aime particulièrement travailler la nuit», raconte-t-elle en se souvenant de cette fabuleuse lune rousse qui l’avait accompagnée pendant son trajet l’auréolant de magie.
Les horaires d’un mécanicien ne sont pas ceux des passagers. «Il s’agit de préparer le train, faire le contrôle de sécurité, le déplacer sur le quai de départ. Ces jours-là, je me lève à minuit et demi pour être en gare vers 2h20», explique l’habitante de Haute-Nendaz. «Quand on fait l’horaire du soir, avant de garer le train, on le vide de ses passagers, surtout le week-end, parfois ivres ou qui se sont endormis.» C’est dans ces seuls cas que Hanny Weissmüller souhaiterait ne pas être seule. «Il m’arrive de devoir appeler la police des transports», lance-t-elle avec un soupir rare chez cette enthousiaste de nature.
Débordante d’énergie, elle s’adapte facilement à ces horaires changeants et extrêmes, dans un rythme de six jours de travail pour deux de repos. «Je n’aime pas la routine, rit la voyageuse dans l’âme, et j’ai la chance de pouvoir m’endormir facilement à toute heure.» Elle souligne l’attention portée à son alimentation: «Beaucoup prennent du poids après quelques années dans le métier. Ou certains ne s’hydratent pas assez pour éviter d’aller aux toilettes.»
Une passion en héritage
«J’ai toujours voulu faire ça. Mais à l’époque, ce n’était pas envisageable pour une femme de conduire un train. Même mon père, ingénieur de locomotives, qui m’a expliqué la mécanique durant toute mon enfance, estimait que ce n’était pas une voie professionnelle pour moi.» Il y a quelque trente ans, l’Argovienne entame donc un apprentissage de commerce, puis apprendra le français à Genève, vivra à Barcelone deux ans, voyagera beaucoup surtout en train de nuit et un peu en avion, pour visiter le pays natal de sa mère, le Brésil. Mais aux airs, au bitume et aux eaux, elle préfère, et de loin, les rails.
A l’aune de ses 40 ans, mère de quatre enfants (alors âgés de 1 an, 3 ans, 10 ans et 15 ans) et enseignante en gestion et en finances, son rêve la rattrape. «C’était l’âge limite pour commencer la formation (ce qui n’est heureusement plus le cas). Je me suis lancée, même si cela signifiait diviser mon salaire par trois. Lors du test d’entrée, c’est surtout notre réactivité et notre mémoire visuelle qui sont éprouvées. Ce n’est pas donné à tous. Il faut savoir faire face aux imprévus aussi.» La feuille de route est informatisée, mais les signalisations sont nombreuses et hybrides, des plus anciennes aux plus récentes, externes et internes à la cabine. «Et chaque loco est différente», souligne Hanny Weissmüller, qui aimerait un jour «rouler l’Eurocity» doté d’un autre système de pilotage.
Un métier d’avenir…
Si les rails font office de volant, accélérer et freiner demandent une attention de tous les instants et des gestes précis. «Lorsque les rails sont humides, givrés ou, au contraire, dilatés à cause de la chaleur, à la sortie d’un tunnel, dans une courbe ou à l’abord d’un chantier, il s’agit d’adapter la vitesse. Le freinage se fait à l’aide de deux freins distincts, électrique et pneumatique. Quand je suis passagère, je sais toujours si le conducteur est jeune ou alors pas en forme.» Anticiper est le maître mot d’un mécanicien de locomotives. Paradoxalement, il n’a pas été celui de l’ancienne direction. «Les CFF ont cru qu’ils pourraient mettre en place des locomotives autonomes et que cette profession n’avait donc pas de futur. Ils n’ont pas anticipé le besoin de personnel. Maintenant, il en manque et nous cumulons les heures supplémentaires. Une centaine pour moi, indique Hanny Weissmüller. On nous change nos horaires, les plannings sont donnés quelques jours avant seulement, même pour ceux qui ont une rotation annuelle.»
A mi-novembre, 319 chauffeurs étaient en formation, dont 29 femmes (9%). Mais cela sera-t-il suffisant? «Beaucoup d’employés, après quelques années, quittent la profession car les conditions sont difficiles», ajoute Hanny Weissmüller. Son compagnon, homme au foyer aujourd’hui, est l’un d’eux. «Il n’a jamais supporté les horaires. Mais, surtout, il ne s’est pas remis d’un accident de personne», raconte-t-elle en touchant du bois.
Si la conductrice voit souvent des animaux morts sur les rails, elle n’a pas dû faire face à un suicide. Un tous les trois jours en moyenne sur les rails suisses, avec un pic en novembre. «J’y pense parfois. Mais si ça me hantait, j’arrêterais ce métier.» Elle a vécu toutefois de nombreuses frayeurs, inhérentes à la profession: des personnes qui traversent les rails sans se rendre compte que le train arrive bien plus vite qu’elles ne pensent; des gens ivres qui dansent au milieu des voies; des chiens qui s’échappent… Ou encore des passagers qui tirent le frein d’urgence. «Dans mon cas, il n’y a jamais eu de raison valable. Mais cela engendre tout un protocole et donc des retards.»
… et à revaloriser
En 2020, seuls 4% des mécaniciens de locomotives sont des femmes, dont la grande majorité est alémanique. «Pourtant ce n’est plus un métier physique comme avant», explique Hanny Weissmüller, qui regrette l’aspect viril qui colle encore à la profession et les conditions de travail peu attrayantes.
La militante syndicale prône une revalorisation salariale, des horaires adaptés pour les jeunes parents, et un minimum de confort. «Dans la salle de repos, il y a deux lits sans séparation. C’est pas idéal pour une femme, ni pour un homme d’ailleurs. Les salaires tournent autour de 5000 francs net les premières années, avec quelques centaines de francs en plus pour les horaires de nuit et le travail du dimanche. De plus, en ces temps de Covid, c’est encore à nous que les cadres demandent de faire des efforts: offrir deux jours de nos vacances et abandonner notre revalorisation salariale pour l’année prochaine. C’est un comble, alors que les CFF ont fait de très bons chiffres ces dernières années! Aujourd’hui, c’est aux hauts salaires qui engrangent des bonus de faire un geste», s’exclame la future présidente de la sous-fédération du personnel des locomotives (LPV) du SEV. A propos de ces mesures, des négociations étaient en cours au moment de la mise sous presse de ce journal lundi. Plus largement, avec sa prise de fonction syndicale le 1er janvier 2021, Hanny Weissmüller espère faire bouger les lignes.