Je songeais à Poutine propulsé sur tous les supports médiatiques depuis la nuit du 24 février dernier, quand jaillit dans l’espace électronique sa déclaration de guerre à l’Ukraine. Et je songeais plus précisément aux portes de ses palais. Et plus précisément encore à toutes ces photographies et ces vidéos qui le montrent en train de franchir le seuil, en direction de nous les spectateurs de ces images, d’une double porte manœuvrée par deux gardes d’honneur confits d’obéissance: il s’approche de nous sanglé dans un costume impeccable, cultivant sa démarche dynamique et surexhibée de judoka félin, comme pour investir notre espace et nous y détruire au besoin. Une apparition de conquérant magique.
Et pendant ce type de séquences il promène autour de lui son regard qu’on dirait revenu de ces catacombes mentales où sont fomentés chez tout être vicieux les dédales du mensonge, les jouissances du cynisme et l’élaboration du crime. Avec ses deux yeux si rapprochés de part et d’autre du nez qu’ils paraissent n’en faire qu’un seul au milieu du visage, je veux dire qu’une seule meurtrière de cyclope ou qu’un seul canon de pistolet posé sur l’appui d’une bouche close aux lèvres minces.
C’est alors qu’on aperçoit par-dessus l’épaule de ce tsarillon, comme en filigrane, la silhouette de son complice Kirill, dit Cyrille en français. Qui fut comme lui petit agent du KGB soviétique dans les années soixante-dix, sous le faux nom de Mikhaïlov, avant d’escalader les degrés de l’Eglise orthodoxe nationale jusqu’à devenir patriarche de Moscou et de toute la Russie. Et de se poser en défenseur des valeurs traditionnelles locales ou décrétées telles face à ce qu’il nomme «la guerre culturelle» menée par un Occident «décadent», à laquelle il s’agirait d’opposer «la guerre sainte» de Poutine en Ukraine. Tel fut son sermon le 6 mars dernier, dans ces termes mêmes, en la cathédrale du Christ-Sauveur construite en 1812 à cinq petits kilomètres du Kremlin, pour saluer la victoire infligée par l’Empire à la Grande Armée de Napoléon Ier.
Il résulte de ces circonstances un pouvoir inattaquable au sommet de l’Etat russe qui s’irrigue à la quadruple source des personnes et de leurs réseaux semi-clandestins sinon cryptomafieux, de l’Histoire malmenée par tous les révisionnismes opportuns, du capitalisme sauvage et de la fiction religieuse travaillée par ses relectures toujours faciles à légitimer, aillent-elles jusqu’au degré du délire convaincant. Comme on l’observe ces jours mêmes, l’agression de l’Ukraine est la production logique ou disons mécanique de cette structure patiemment façonnée depuis trois ou quatre lustres par un Poutine obsessionnellement fidèle à ses caps – quels qu’en soient les coûts en termes d’intérêt général et de vies humaines.
Or le délire n’est peut-être que le stade enfiévré de la norme sensée, ou son extase pervertie. Et dans notre Suisse infiniment régentée de son rez-de-chaussée sociétal à son faîte gouvernemental, j’ai reçu dans le cœur la déclaration guerrière de Poutine, et ses dévastations subséquentes, comme si j’étais moi-même une sorte d’Ukrainien diffus. En éprouvant à l’endroit de l’agresseur un mélange indistinct d’angoisse et de rage. Bien sûr, me suis-je raisonné. Nous vivons ici dans un pays serein qui n’est en rien comparable avec l’Empire poutinien, et la jolie vie qui s’y déroule au quotidien ne l’est pas davantage avec ce que perpètre son Empire malade à Kharkiv ou Marioupol.
Mais le fond de l’air en notre temps globalisé se définit entre tous les lieux habités de la planète, soient-ils superficiellement dissemblables, par tout un déploiement d’analogies, de symptômes en miroirs et de mises en abyme évoquant précisément les agencements de la poupée russe. Mon petit pays en serait-il une petite dans la grande poutinienne? Peut-être. Comme archétype de l’ordre et de la quasi-servilité sans éclat ni dissidence que la majorité démocratique lui voue. Ou par ce réflexe, lourdement manifesté dans les premiers moments de la pandémie coronavirale, nous convoquant au contrôle permanent les uns des autres.
Voilà, des esquisses d’intuition. Le genre d’irisations mentales et psychiques éprouvé par les artistes, vocable par lequel j’entends tous ceux que leurs antennes de perception projettent en situation d’alarme incessante. Nous sommes ici les enfants d’un paradis connaissant quelques signes de l’enfer, et les aimant, comme si la planète était brusquement un seul sac de larmes.