Bédéiste et illustrateur, Fabian Menor a ressuscité et adapté en images "Derborence", le roman de Ramuz. En phase avec son amour des contrastes
C’est la rencontre virtuelle entre un bédéiste et illustrateur de 24 ans et un écrivain décédé au milieu du siècle passé. Un jeune talent et un pilier de la littérature suisse. Le premier vit à Genève et compte une bande dessinée à son actif. On ne présente plus le second, Charles Ferdinand Ramuz qui, dans Derborence, a raconté l’histoire d’une communauté de paysans et de montagnards victimes d’un dramatique éboulement. Le jeune homme n’a jamais lu ce récit avant que Hadi Barkat, directeur des Editions Helvetiq, ne le contacte. Et lui propose de faire revivre, avec d’autres de ses pairs, le patrimoine littéraire du célèbre écrivain vaudois via la Collection Ramuz Graphique nouvellement lancée. L’idée est de créer «une cordée reliant un auteur du passé et de jeunes dessinateurs» appelés à mettre en cases trois de ses titres. Un concept qui a tout de suite séduit Fabian Menor, appréciant les contrastes, et ravi de relever le défi. «J’ai pu, entre trois œuvres, choisir celle qui me parlait le plus. J’ai opté pour Derborence en raison de son caractère universel et très local à la fois. A sa découverte, je me suis immédiatement représenté l’ambiance. J’ai ressenti les émotions des personnages», raconte le Genevois, qui se familiarise à «ce monde de taiseux et à l’écriture sèche, minérale, pesante, et sombre, compatible avec la montagne» de Ramuz. Une atmosphère aux antipodes de sa nature chaleureuse aussi héritée de ses racines mexicaines dont il va encore s’imprégner en se rendant sur place, carnet de croquis en main.
Voyages inspirants
«Le lieu est accessible six mois par an. Je suis arrivé dans un cul-de-sac impressionnant, atteint au terme d’une route vertigineuse. Beau et effrayant à la fois. Magnétique.» Fabian Menor consacre alors une année de sa vie à la création de l’ouvrage qu’il va adapter à son regard. «J’ai traité la montagne à la manière de Ramuz, non comme un décor mais un personnage, tout en conservant une marge d’interprétation», indique l’artiste qui, le trait sensible et assuré, a travaillé ses planches à l’encre de Chine, au lavis et avec des couleurs numériques sombres et étranges. Et signe un ouvrage donnant toute la dimension de la fragilité des êtres face à la nature et son potentiel tragique. Aujourd’hui, Fabian Menor est, avec deux autres auteurs, engagé dans un projet traitant de l’exil. «J’illustre le quotidien d’un jeune requérant d’asile mineur non accompagné d’origine afghane. Un réfugié parvenu dans cette Suisse associée à un petit paradis sans y goûter, entre la violence des foyers, la solitude... Je l’ai rencontré, essayant d’être au plus près de son ressenti.» Une commande en résonance avec les centres d’intérêts de Fabian Menor, passionné par les rencontres, la découverte de nouvelles cultures, la collaboration avec d’autres créateurs. «J’adore voyager. J’en ai besoin pour nourrir mon travail. Pour me confronter à des manières de vivre, des paradigmes différents. Certainement en raison de mes origines, mais aussi en lien avec la Genève multiculturelle», précise celui qui s’est rendu plusieurs fois au Mexique visiter son père mais aussi dans plusieurs autres pays.
D’autres modèles possibles
Au bénéfice d’un CFC de graphiste, diplômé de l’Ecole supérieure de BD et d’illustration de Genève, Fabian Menor dessine depuis son plus jeune âge. Une activité qui lui permet de s’échapper du monde, de créer son propre univers. «Je peux alors présenter ce que je vois sans devoir l’expliquer. Montrer un bout d’âme», affirme le passionné qui, enfant, bénéficiera des conseils de Zep, rencontré dans le cadre scolaire et lors d’un festival de BD. «Il m’a chapeauté au début de mon parcours, a été un peu comme un mentor. Adorable de sa part.» Adolescent, Fabian Menor a créé chaque mois un strip pour le journal Le Lancéen inspiré de l’actualité. Au terme de ses études, il réalise Elise, une BD consacrée à la difficile enfance de sa grand-mère et publiée à La Joie de lire. «C’est devenu son livre de chevet», sourit l’auteur, de la tendresse dans la voix. Très attaché à sa famille, Fabian Menor confie être aussi particulièrement proche de sa mère. Des liens qui adoucissent le regard sévère sur le monde, «mal foutu», que porte le jeune homme, n’en restant pas moins optimiste. «Je veux croire en l’être humain. Non pas dans l’architecture actuelle, entre mondialisation, individualisme, course au rendement, consommation à outrance, etc., mais sous l’angle des relations nouées avec les proches et les amis. Persuadé que nous pouvons vivre autrement. Sortir de la pensée unique, d’un seul même modèle.» Rien n’irrite plus par ailleurs le dessinateur que le profit réalisé au détriment de la qualité matérielle, sociale, humaine, environnementale. De quoi le fâcher... intérieurement, le créatif préférant aux luttes frontales pratiquer «une politique passive plus diplomatique».
La conscience de l’éphémère...
«Je suis de nature plutôt calme et privilégie, à la confrontation, le dialogue en jouant volontiers le rôle de l’avocat du diable.» Si Fabian Menor ne milite dans aucun groupe, il s’engage à son niveau, dans son quotidien, circulant à Genève à vélo et en transports publics, ayant renoncé à manger de la viande ou encore en défendant des valeurs humanistes et de respect. Epanoui dans son travail, le dessinateur associe le bonheur à la capacité de vivre dans l’instant présent et à une certaine simplicité, heureux de passer du temps avec ses pinceaux, ses proches, autour d’un bon repas ou encore à se balader avec sa chienne – il adore les animaux. Tout en gardant constamment à l’esprit l’éphémère des choses. «Je suis un anxieux. Je sais que tout peut basculer d’une heure à l’autre», note le sympathique bédéiste et illustrateur, qui se voit néanmoins dans dix ans vivre encore mieux de son art, peut-être entre la Suisse et le Mexique, et avec une multitude de personnages, refusant de se laisser enfermer dans une seule case...