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Dans le sillage des faiseurs de Suisses

Exposition avec un passeport suisse géant au bout d'un tapis rouge.
© Thierry Porchet

Dernière pièce de l’exposition. Les candidats à la naturalisation qui effectuent un parcours sans faute accèdent au précieux sésame.

Le Musée gruérien présente une exposition sur la naturalisation. Une immersion didactique et participative dans la fabrique des Suisses et des Suissesses

Qui peut devenir Suisse? Sur la base de quels critères? Quel parcours doit effectuer le candidat au passeport rouge à croix blanche? Comment se déterminent les décideurs? L’identité helvétique se base-t-elle sur des principes communs établis ou relève-t-elle d’une chimère?... Autant de questions que soulève l’exposition Naturalisation présentée au Musée gruérien à Bulle. Cette initiative résulte d’une étude de terrain menée en Gruyère sur la thématique par l’anthropologue Anne Kristol, de l’Université de Neuchâtel. La chercheuse a œuvré dans le cadre d’un projet conduit par la professeure Janine Dahinden. Les photos sont quant à elles signées par le professionnel Francesco Ragusa, lui-même naturalisé.

En mêlant reconstitutions, documentation ethnographique et photographique, l’exposition décortique la procédure de naturalisation dans cette région fribourgeoise, ainsi que la symbolique associée. Une publication complémentaire permet d’approfondir la thématique via notamment des essais de spécialistes issus des sciences sociales, du monde muséal et de la photographie.

Roue de la fortune.
La visite débute par l’attribution d’une nationalité avant d’entrer dans le vif du sujet. © Thierry Porchet

 

Un parcours long et complexe

L’exposition a été conçue de manière participative, proposant au public de se glisser dans la peau de candidats à la naturalisation. Le visiteur est invité au départ de la présentation à activer une «roue de la fortune» qui lui attribue une nationalité. Une manière d’illustrer la loterie du lieu de naissance déterminant pourtant de nombreuses opportunités dans la vie... Le candidat fictif entre ensuite dans le vif du sujet. Et pénètre dans une succession labyrinthique de pièces où il doit répondre à des questions. Une bonne réponse l’autorise à poursuivre la quête du sésame convoité, alors qu’une mauvaise le renvoie à la case départ, un peu comme un jeu de l’oie. Il se frotte ainsi aux exigences de la démarche et aux obstacles qui risquent de l’exclure avant même d’entamer le processus à proprement parler. Les premières barrières franchies, il évolue d’étape en étape, aussi à travers une scénographie montrant des photos de lieux, de décors, d’objets voués au processus de naturalisation. Il se familiarise avec ce parcours long et complexe impliquant les autorités communales, cantonales et fédérales. Il apprendra par exemple que, pour une procédure ordinaire, les détenteurs de permis C avec dix ans de séjour devront patienter au moins dix-huit mois à partir du dépôt de la demande jusqu’à son issue. Le prix de cette citoyenneté variera aussi largement selon les cantons, entre 600 et 3000 francs, auxquels il faut ajouter les frais liés à l’établissement des documents.

Une pancarte avec une question, puis deux portes indiquant "Oui" et "Non".
Pour expliquer la procédure, le Musée propose une sorte de jeu de l’oie qui met en lumière les critères nécessaires à l’obtention du passeport helvétique. © Thierry Porchet

 

Rite de passage

Un des temps forts de l’exposition réside dans les questions posées aux candidats dans la salle d’audition, qui auront, dans le cadre d’un premier entretien très personnel, donné une foule d’informations sur leur vie et leur situation. Géographie et politique suisses, connaissance d’acteurs économiques, d’événements locaux... Les demandes couvrent un large spectre de sujets, entre la montagne la plus haute du canton à la recette de la fondue moitié-moitié en passant par le dernier match remporté par Fribourg-Gottéron... De quoi laisser perplexe, alors que nombre de réponses mettraient plus d’un Suisse hors jeu. Des enregistrements audio précisent la position des membres de la Commission des naturalisations sur ce terrain. «Bien sûr, un pourcentage assez important de Suisses seraient recalés, admet en substance un d’entre eux. C’est le principe de tout examen. Injuste? Peut-être. Mais c’est un rite de passage.» «Injuste, oui. Mais il faut bien trouver des critères, renchérit un autre... Et au final, on ressent plus de fierté d’avoir dû se battre pour y parvenir.» «Il s’agit de respecter ce qui a été construit, aussi avec les étrangers», note une troisième personne. «Il y a un côté hautain. Une manière de laisser entendre qu’on est meilleur que les autres. On peut s’interroger sur cette façon de faire le tri...» renchérit une autre. Le public est ainsi confronté aux points de vue des décideurs, à leurs réflexions, tout en étant invité à s’interroger sur le système mis en place et sa pertinence.

Galerie de portraits.
Galerie de portraits de membres de la Commission de naturalisation réalisés par le photographe Francesco Ragusa. © Thierry Porchet

 

Organisation et sécurité

La présentation se poursuit avec un couloir historique et une galerie de portraits des membres de la Commission de naturalisation. Qui s’essayeront là à une définition de l’identité suisse. Eléments de réponse en substance: «C’est une question piège... Il y a une grande diversité, c’est notre richesse. On pourrait néanmoins peut-être évoquer un certain calme.» «L’identité suisse relève de notre notion d’organisation et de sécurité...» «Elle est liée à notre système politique, la démocratie directe...» «L’obligation du service militaire, qui participe à la cohésion nationale, y joue un rôle.» «Cette identité a trait à nos valeurs et à nos principes: sérieux, travailleurs, honnêtes et respectueux.», etc. Autant de regards qui seront aussi multiples pour définir, cette fois-ci, l’identité gruérienne.

Au terme de l’exposition, les «lauréats» foulent un tapis rouge et obtiennent le précieux passeport. Un document qui ne les mettra pas nécessairement à l’abri de discriminations dans la vie quotidienne, «trahis» par leur apparence physique ou leur nom...

Cartel informatif de discriminations.
Le passeport rouge à croix blanche n’empêche pas les discriminations... © Thierry Porchet

Naturalisation. Immersion dans la fabrique des Suisse·sse·s, à voir au Musée gruérien, rue de la Condémine 25, à Bulle, jusqu’au 16 octobre.

Publication du même nom aux Editions Seismo, 128 p., 48 francs, disponible au musée, en librairie ou via le site: musee-gruerien.ch

Une Suisse version carte postale...

Anthropologue, chercheuse et commissaire de l’exposition, Anne Kristol travaille depuis plusieurs années sur la thématique de la naturalisation. Entretien


Pourquoi avoir réalisé une exposition sur la naturalisation?

C’est un sujet relativement méconnu et très politique, objet de différents référendums et d’initiatives, d’interrogations sur les critères de sélection des candidats au passeport suisse. L’exposition vise à informer et à sensibiliser le public à la thématique, à susciter des réflexions sur la procédure, sur sa légitimité, sur les barrières qu’elle dresse sachant que notre pays compte 25% d’étrangers qui ne bénéficient pas des mêmes droits que le reste de la population.

Comment avez-vous travaillé?

J’avais déjà mené des recherches de terrain sur la thématique entre 2014 et 2019. J’ai passé des mois dans des administrations à suivre des auditions pour comprendre comment se prennent les décisions. Ces connaissances ont alimenté le matériel d’exposition. Mais les données relatives aux postulants n’ont pas pu être utilisées pour des raisons évidentes de confidentialité. Ces derniers doivent raconter leur vie dans les menus détails: motivation, travail, situation financière, loisirs, appartenance à des associations, etc. Mon parti pris a été alors de me focaliser sur les autorités compétentes. J’ai mené de nouveaux entretiens avec les membres des commissions de naturalisation en Gruyère. J’invite le public à les découvrir en se mettant dans la peau de candidats. A se familiariser avec ce système long et complexe, dont l’exposition met en scène les moments phares.

Que retirez-vous de cette démarche?

La Suisse applique des critères particulièrement restrictifs, parmi les plus sévères d’Europe. On peut s’interroger sur la pertinence de certaines questions posées lors des auditions. J’ai été surprise par des images véhiculées sur la Suisse, parfois folkloriques, ne prenant pas en compte sa diversité. C’est ce qui m’a le plus frappée: la perpétuation d’une image «carte postale». Un exemple? Les questions sur les spécialités culinaires. C’est étonnant qu’on demande souvent de parler de la fondue alors que ce n’est pas un mets quotidien.

Jugez-vous la procédure arbitraire?

Non. Le mot ne convient pas. Il y a eu aussi beaucoup d’améliorations au cours de ces vingt dernières années, avec la définition de critères plus précis. Reste une marge de manœuvre qui peut être problématique. Il y a une volonté dans la loi de traiter de manière distincte les personnes qui ont des capacités différentes, aussi avec le risque de faire des procès d’intention. On adapte les questions en fonction de l’origine des candidats, entre autres sur la base de préjugés... On ne peut pourtant pas conclure que cela mène forcément à des discriminations dans les décisions prises, d’autant plus que les voies de recours existent. Dans ce contexte, on devrait mieux penser la formation des membres des commissions, actuellement très courte, pour exercer ce rôle.

Quelle est votre définition de l’identité suisse?

C’est un imaginaire auquel on s’identifie. Une réponse qui n’est pas figée et à laquelle chacun répond à sa manière. Il existe donc une multitude d’identités suisses. En ce qui me concerne, j’ai des racines multiples et mon sentiment d’appartenance évolue constamment, en fonction de mon lieu de vie, et des transformations dans mon quotidien. Je ne peux pas réduire ça à une identité nationale.