«Lip a remis en cause la paix du travail en Suisse»
Un séminaire de l’Université de Lausanne s’est penché sur le soutien apporté dans notre pays à l’expérience autogestionnaire de Besançon et son influence sur les mouvements sociaux
Il y a cinquante ans, les 1200 ouvriers de Lip à Besançon, en France, entraient en grève pour s’opposer au licenciement de la moitié d’entre eux. Occupant leur usine, ils décidèrent de continuer à produire des montres et à les vendre directement pour garantir le paiement de leurs salaires (lire notre édition du 13 septembre). Cette expérience d’autogestion suscitera un grand mouvement de solidarité jusqu’en Suisse. Un séminaire, tenu à l’Université de Lausanne le 29 septembre, s’est penché sur ce soutien et l’influence de Lip dans notre pays.
Des groupes d’appui aux Lip se forment dans les principales villes, ils sont constitués de syndicalistes et de militants des mouvements de gauche et libertaires, comme la Ligue marxiste révolutionnaire (LMR), a indiqué Cécile Péchu, maîtresse d'enseignement et de recherche en sociologie politique à l’Université de Lausanne. «Il y a un double objectif: soutenir la lutte et répandre l’exemple de Lip en Suisse, afin que les expériences les plus avancées deviennent un acquis pour les travailleurs suisses.» Cette solidarité butte toutefois sur le syndicat FTMH, ancêtre d’Unia. «La méthode d’action des Lip ne convient pas en Suisse, il y a la paix du travail qui empêche la grève, donc il faut éviter d’en parler.» Surtout que l’entreprise helvétique Ebauches SA, qui donnera par la suite naissance au groupe Swatch, est l’un des principaux actionnaires de Lip… «La direction de la FTMH est notoirement absente des manifs de soutien, mais des syndiqués vont passer outre.» A l’instar du comité des métaux de la FTMH à Genève. «Le soutien prend la forme de meetings, de manifs, de distribution de tracts, de ventes de montres et de visites à Besançon. Le passage de la frontière n’est pas évident, les banderoles sont confisquées et les participants fichés.»
Tourisme révolutionnaire
C’est un véritable «tourisme révolutionnaire» qui se met en place durant l’été 1973. Alors âgé de 17 ans et militant de la LMR, José Sanchez fut l’un de ceux qui firent le voyage de Franche-Comté. «Ce qui était incroyable, c’était de pouvoir rentrer dans l’usine», a-t-il dit au séminaire. Il précise à L’Evénement syndical: «Durant les grèves de Bulova, Dubied ou Matisa, on ne pouvait pas entrer. Là, les travailleurs voulaient s’ouvrir. Il ne s’agissait pas seulement de visiter des locaux, on voyait comment la grève s’organisait avec les commissions, on pouvait assister à l’AG et les travailleurs étaient toujours prêts à discuter. Il y avait cette volonté d’être transparent et ouvert, alors qu’à l’époque, il existait beaucoup de sectarisme au sein des organisations syndicales et politiques. Les Lip nourrissaient une grande sympathie et s’appuyaient sur celle-ci.» «Pour nous, à la Ligue, c’était l’utopie du mouvement ouvrier qui se réalisait. On parlait du socialisme et du contrôle ouvrier, mais il fallait remonter presque à la Commune de Paris pour voir ça et, tout à coup, de nouveaux horizons s’ouvraient à nous», se souvient le Neuchâtelois, aujourd’hui membre de solidaritéS.
Les montres passent en contrebande
Intervenant au séminaire, Georges Tissot était à l’époque à la Fédération genevoise des syndicats chrétiens, devenue le Sit. Le syndicaliste s’est rendu aussi à plusieurs reprises à Besançon et se rappelle que les soutiens genevois à Lip avaient mis en place en 1978 un commerce de montres. «On s’arrangeait pour passer les montres à la frontière lorsque le douanier syndiqué CFDT était de service… On en a vendu pas mal.»
Autre invité genevois au séminaire, Luis Blanco militait en 1973 à l’ATEES, l’association des travailleurs immigrés en Suisse. «1973, c’était aussi le Chili, le Vietnam, la solidarité était le maître-mot de la militance à l’époque.» L’ouvrier rejoint en 1977 le comité des métaux de la FTMH. «Nous étions toujours partants pour appuyer des luttes, même si la direction du syndicat ne le voulait pas.»
Dans quelle mesure l’expérience Lip a-t-elle influencé la Suisse? «Lip s’érige en exemple de la classe ouvrière en lutte. Son mode d’action offensif est repris à Bulova en 1976, les ouvriers occupent l’usine neuchâteloise durant une semaine et saisissent le stock, il y a une tentative d’autogestion», explique Cécile Péchu. Pour Georges Tissot, «Lip a remis en cause la paix du travail. Je ne suis pas sûr que, sans Lip, il y aurait eu le débrayage à la Société genevoise des instruments de physique en 1975.» Les horlogers du Doubs ont pu inspirer aussi les occupations et les tentatives d’autogestion en 1976 à la Sarcem, société de microtechnique basée à Meyrin (GE), à l’imprimerie du Courrier en 1976-1977 ou chez les skis Authier dans les années 1980. Entre autres. Lip a aussi influencé la rédaction du Manifeste 77, le texte demandant la démocratisation de la FTMH.
Changement d’époque
Et que reste-t-il de Lip aujourd’hui? «Lip est oublié, si les plus anciens s’en souviennent, pour les moins de 50 ans, c’est à peine si cela évoque quelque chose», constate Silvia Locatelli, secrétaire régionale d’Unia Neuchâtel. «Les grèves et les occupations d’usines sont de plus en plus rares. Ces dernières années, je me suis trouvée confrontée plusieurs fois à des fermetures d’entreprises et, même là, les travailleurs ne voulaient pas se mettre en grève. La pression aujourd’hui est telle qu’en sortant de l’entreprise, les gens n’ont qu’une envie, c’est de se vider la tête. Ils ne veulent plus penser au travail et il est dès lors difficile d’organiser des assemblées.» Le changement d’époque est radical, admet Luis Blanco. «Dans ces années-là, on entrait dans l’usine à la même heure, on se disait bonjour, on mangeait ensemble à la cafétéria. Quand nous avons appris le coup d’Etat au Chili, nous sommes sortis de l’usine et nous avons défilé jusqu’à la place des Nations.» Aujourd’hui, il faut à chaque mobilisation réexpliquer le droit de grève, car nombre de salariés s’imaginent que les arrêts de travail sont interdits en Suisse, relate Silvia Locatelli. Le syndicat dispense des formations de base afin que les adhérents puissent se réapproprier le mouvement, ajoute la responsable syndicale.
Dans ce travail de reconstruction syndicale, Lip peut encore servir d’exemple. Dans On fabrique, on vend, on se paie (Ed. Syllepse, 2021), Charles Piaget, la figure emblématique de Lip, raconte que les délégués syndicaux ont pris conscience en 1954, soit treize ans avant l’occupation, qu’ils ne faisaient pas le poids face à la direction. «Seul le regroupement conscient de salariés, syndiqués ou non, peut faire plier le patron.» Ils ont alors cherché à créer un «grand collectif de salariés». En s’appuyant sur un réseau de correspondants présent dans tous les ateliers et bureaux, ils ont pris soin d’informer soigneusement le personnel. Et ils ont organisé des formations militantes. Conclusion de José Sanchez: «L’occupation de Lip ne s’est pas réalisée de manière spontanée, elle est le résultat d’une stratégie de lutte qu’on appellerait aujourd’hui inclusive. Des luttes, même petites, se préparent à l’avance, on a tendance à l’oublier à l’ère des réseaux sociaux.»