Menace sur une ferme et son écosystème
Une pétition a été lancée pour sauver le site de Bassenges, où l’EPFL veut créer un centre de recherches mathématiques
A Ecublens, à deux pas de l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL), la ferme de Bassenges fait figure d’arche de Noé. En son sein, moutons, poules, ânes, chevaux, cochons, humains et une vache vivent en harmonie, entre les jardins et les arbres fruitiers. Dans la cour pavée de la maison tricentenaire, un marché bio en libre-service accueille les visiteurs sept jours sur sept.
En 2020, ce jardin d’Eden a été créé par un collectif de six personnes, issues du monde académique et agricole. L’appel à projets avait été lancé en 2019 par l’EPFL et l’Université de Lausanne pour exploiter la ferme et ses quelque 8 hectares alentours, contre un loyer de 1 franc symbolique pendant la durée du premier bail de six ans. Depuis, le collectif propose une agriculture low-tech avec du maraîchage en traction animale, de la production de fromage, un service de paniers de légumes, un espace d’agroforesterie qui a nécessité la plantation de 150 arbres fruitiers (abricots, pommes, poires, pêches, kakis, amandes…), l’accueil de classes d’enfants, de personnes en réinsertion et d’étudiants pour leurs recherches universitaires, ainsi que de nombreux événements culturels (concerts, théâtre, projections).
Or, cette biodiversité écologique et humaine est mise en péril, car l’EPFL réfléchit à récupérer sa ferme modèle pour y installer le centre de mathématiques international Bernoulli. «L’idée est de pouvoir regrouper des scientifiques en résidence», explique Matthias Gäumann, vice-président pour les opérations de l’EPFL, à 24heures. Et ce, pour des périodes de séminaires de plus ou moins longue durée afin de «favoriser la créativité et la recherche».
Autosuffisance
En cette matinée printanière, Tom Müller, docteur en sciences de l’environnement devenu paysan, partage avec passion son travail de la terre. Le cycle est vertueux: «Le foin nourrit les animaux. Ces derniers fournissent le fumier nécessaire à la fertilité de nos champs. Nous n’avons donc pas besoin d’engrais importés. Nous travaillons en circuit fermé en toute autonomie avec un seul petit tracteur et, dès lors, avec très peu d’énergie fossile. Grâce aux chevaux, nous ne sommes pas dépendants du pétrole, ni des pièces de véhicule issues du marché mondial.»
Faiblement mécanisée, l’économie de la ferme de Bassenges, par sa petite échelle, fonctionne sans emprunt bancaire. Les membres du collectif, aux profils complémentaires, ont cependant dû investir leurs économies personnelles, «quelques dizaines de milliers de francs». Leur modèle diffère donc des exploitations conventionnelles. «Les agriculteurs sont mal pris actuellement, car leurs machines les entraînent dans une logique d’endettement, ajoute le paysan. Par ailleurs, il est encore difficile de lutter contre les marges de la grande distribution.»
Les salaires représentent la majeure partie des frais de la ferme, car le besoin en main-d’œuvre est important. «Nous explorons des alternatives dans un contexte particulier. Je ne dis pas que toutes les fermes doivent suivre notre modèle, mais ça peut être un exemple pour l’avenir», ajoute celui qui espère toujours une prolongation du bail qui court jusqu’à fin janvier 2026. «Notre projet s’inscrit dans le long terme. Nous y avons mis beaucoup d’énergie, notamment pour restaurer ce lieu laissé en partie à l’abandon à la suite du décès de l’ancien agriculteur. Six ans, ce n’est clairement pas suffisant. Le contrat signé était tacitement renouvelable. Oralement, hormis quelques modifications possibles des parcelles constructibles ou en cas de gros problèmes, on nous avait assuré que nos activités pourraient se poursuivre.»
Si l’EPFL ne semble pas remettre en question l’exploitation des terrains agricoles autour du campus universitaire, elle souhaite réaffecter la bâtisse. Or, pour le collectif, le bâtiment est essentiel. «Le corps de ferme a des fonctions agricoles. Nous avons besoin de ce lieu pour entreposer les 15 à 20 tonnes de foin récolté chaque année et nos légumes dans la chambre froide qui alimente nos paniers et notre marché, mais aussi pour abriter nos bêtes et le collectif. Vivre sur place est important, car chaque matin et chaque soir, nous devons traire, à la main, nos 25 brebis pour faire notre propre fromage», ajoute l’agriculteur.
Avenir incertain
Pour le collectif, de multiples questions, auxquelles l’EPFL n’avait toujours pas répondu en ce mois de mars, se posent: qui reprendra le terrain si la ferme est réquisitionnée? Que deviendront la dizaine d’habitants s’ils doivent changer non seulement de lieu de vie mais aussi de métier, tant les terrains agricoles sont difficiles à obtenir? Où finiront les animaux dont certains vivent une paisible retraite? Quid des liens tissés avec le voisinage? Et pourquoi l’EPFL qui a déjà à disposition le Château juste à côté, ainsi que d’autres bâtiments proches, n’envisage-t-elle pas d’autres espaces?
A noter que la commune d’Ecublens et le Canton de Vaud ont très peu de pouvoir décisionnel, car l’EPFL relève de la compétence fédérale. «Les habitants des environs vivent mal l’extension du campus qui empiète sur la campagne. La ferme est un symbole, car elle constitue le dernier espace non transformé. C’est un lieu vivant, propice à l’accueil, animé par les gens qui passent», décrit Tom Müller, reconnaissant des multiples soutiens reçus. La pétition pour le maintien de la ferme a déjà récolté plus de 6000 signatures. Intitulée «Préservons l’avenir agricole de la ferme de Bassenges», elle sera remise à la direction de l’EPFL en juin. Elle demande l’abandon du projet de réaffectation, ainsi que l’inscription de la fonction agricole de la ferme dans les statuts de l’EPFL. De surcroît, plus de 700 personnes ont participé, le 22 mars, à une fête de soutien. «Face à cette épée de Damoclès, ça fait chaud au cœur», conclut le jeune paysan, avant d’aller récolter ses légumes…
Aline Andrey et Léon Jaillet
Pour davantage d’informations et signer la pétition de soutien, aller sur fermedebassenges.ch
Uniterre dénonce «l’agriwashing»
Uniterre appelle à signer la pétition de soutien à la ferme de Bassenges. Plus largement, l’organisation paysanne dénonce, dans un communiqué, l’agriwashing: «Une tendance du secteur privé comme des institutions ou des collectivités à redorer leur blason en utilisant une certaine image de l’agriculture». Pour exemple, elle dénonce les publicités des grands distributeurs. «Ils nous vendent les œufs de poules épanouies soignées aux petits oignons par des familles paysannes heureuses qui vivent dans des fermes idylliques. Tandis que les municipalités et les hautes écoles soutiennent des projets agroécologiques, novateurs, inclusifs et neutres en carbone portés par des jeunes dynamiques et heureux. Malheureusement, ces soutiens se limitent trop souvent à des appels à projets, au retentissement médiatique certain, mais qui ne sont effectifs que sur des laps de temps beaucoup trop courts.» Face à la disparition chronique des fermes suisses – trois par jour – Uniterre demande un soutien à l’agriculture locale et l’accès à la terre de la part des collectivités, dont l’EPFL, pour la relève paysanne. Et ce, «en effectuant massivement leurs achats pour la restauration publique auprès des producteurs et des productrices de la région, en garantissant des prix rémunérateurs, en subventionnant les ACP (agriculture contractuelle de proximité, soit les paniers), en travaillant à la mise en place de modèles d’Assurance sociale alimentaire et en mettant toutes les terres non bétonnées qui leur appartiennent à la disposition de projets agroécologiques, cela à moindres coûts, avec des soutiens effectifs garantis sur plusieurs décennies».