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Bobo, popu, confus

Un spectre hante l’Europe, et ce n’est pas le spectre du «wokisme». Même si, à en croire les médias, les détenteurs de profil Instagram avec le pronom «iel» qui collent leurs mains sur des ponts sont aux portes du pouvoir, c’est la montée de l’extrême droite qui devrait inquiéter. Car elle comporte des menaces bien réelles: pour la majorité des salariés qui voient leurs droits remis en cause, et pour les femmes, les migrants ou la communauté LGBT+, de plus en plus la cible d’attaques haineuses. En Suisse, c’est l’UDC qui a démarré sa campagne électorale avec une violence verbale sans précédent contre les réfugiés ou la diversité de genres, en provoquant, sous les applaudissements de groupes néonazis, l’annulation d’une journée de sensibilisation dans une école zurichoise.

Depuis longtemps, des chercheurs tentent de comprendre pourquoi la gauche n’arrive plus à être un rempart électoral contre l’extrême droite, et ils y répondent généralement en pointant la précarisation de ce qu’on appelle les «milieux populaires». Délaissés par des partis de gauche dans l’espoir de conquérir les «nouvelles élites urbaines», ils seraient devenus une proie facile pour les démagogues de la droite autoritaire. Cette hypothèse alimente actuellement une polémique «entre socialistes bobo et popu», les derniers accusant les premiers d’imposer leurs revendications micro-identitaires «à ceux qui n’ont pas les mêmes moyens». Et les premiers s’en défendent en déqualifiant à leur tour toute mesure de protection des classes populaires comme une dérive social-chauviniste susceptible de légitimer le discours d’extrême droite.

Trop «bobo» ou trop «popu» donc la gauche? Des récentes recherches arrivent à des conclusions plus nuancées: si le désamour pour la gauche est réel auprès des milieux populaires, l’extrême droite n'est pas pour autant devenue leur nouvelle patrie. Pour autant qu’ils disposent du droit de vote, ils ont plutôt choisi l’abstentionnisme, selon l’étude menée par la politologue zurichoise Silja Häusermann. L’extrême droite s’alimente principalement par les classes moyennes traditionnellement conservatrices et doit sa montée à l’afflux des nouvelles classes moyennes «vexées», selon le terme utilisé par Carolin Amlinger et Oliver Nachtwey. Ces deux chercheurs bâlois ont analysé les humiliations vécues quotidiennement par celles-ci, dans un contexte d’hypercompétitivité et d’une distribution de plus en plus inégalitaire des ressources pour réussir, provoquant des ressentiments envers ceux qui «profiteraient» du système (les migrants, les bénéficiaires de l'aide sociale, etc.). Selon eux, si ces ressentiments sont exploités par l’extrême droite, c’est aussi à cause du confusionnisme qui règne à gauche sur fond d’absence de luttes collectives.

Or, l’étude de Häusermann estime le potentiel d’un vote progressiste en Suisse à 40% des électeurs. Pour le capter, il ne faut ni abandonner le langage inclusif ni la protection sociale mais partir de «ce que les gens vivent» (Christine Delphy). Cela implique de reconnaître qu’une grande partie des salariés continue à subir une réalité du travail pénible et précaire; que le salariat se compose aussi de femmes, de jeunes et de personnes issues de l'immigration et de toute orientation sexuelle qui vivent de multiples discriminations; et que les classes moyennes urbaines sont davantage acquises à une certaine idée de justice sociale qu’aux promesses d’un capitalisme néolibéral. Au-delà des échéances électorales, les syndicats peuvent s’emparer de ces multiples aspirations et offrir aux personnes qui les portent les moyens de se penser comme sujet politique collectif.