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Elle avait vu passer les chars

Portrait de Hanna Perekhoda.
© Thierry Porchet

A Lausanne, Genève et Berne, Hanna Perekhoda est de toutes les mobilisations contre la guerre qui fait rage dans son pays.

L’Ukrainienne Hanna Perekhoda, en Suisse depuis presque dix ans, s’engage pour son peuple sous les bombes

Comment ça va? «Depuis plus d’un mois, je ne sais pas quoi répondre à cette question», soupire Hanna Perekhoda. Assistante et doctorante en histoire et en sciences politiques à l’Université de Lausanne, elle se trouve depuis le 24 février en première ligne dans les manifestations contre l’invasion russe. «La première semaine, je ne dormais plus, je ne mangeais plus», raconte celle qui, depuis, consacre tout son temps et toutes ses forces à son peuple sous les bombes. «J’ai une grande capacité de dépersonnalisation, je ne ressens plus rien, j’agis. C’est mon mécanisme de défense», analyse la fer de lance du Comité de solidarité avec le peuple ukrainien et les opposants russes à la guerre, qui mobilise, dénonce et récolte de l’argent pour l’envoi de médicaments en Ukraine.

Sous ses yeux, des chars russes

Le monde a basculé pour Hanna Perekhoda qui, en début d’année, a passé un mois en Russie pour ses recherches sur la section soviétique du Secours rouge international (organisation de soutien aux révolutionnaires communistes), sujet de sa thèse. Quelques jours avant son retour en Suisse prévu le 19 février, elle voit passer un convoi de centaines de chars militaires. «J’ai compris qu’ils se dirigeaient vers mon pays. J’ai filmé, alors que je voyais les Russes autour de moi détourner le regard et s’éloigner, comme s’ils avaient peur. J’ai pleuré, pleuré pendant des heures.» Hanna Perekhoda ne peut toutefois imaginer qu’une guerre aussi sanglante va s’abattre sur son pays. «Les horreurs s’intensifient avec les massacres à tendances génocidaires de civils», assène-t-elle. Or, cette guerre a commencé déjà en 2014 dans le Donbass. «Ma ville, Donetsk, a été envahie. Je n’ai plus pu retourner dans ma maison depuis», souligne celle qui étudiait alors déjà à la Faculté des lettres de l’Université de Lausanne. «A ce moment, j’ai décidé de changer de voie et j’ai recommencé mes études en sciences politiques. J’avais besoin de comprendre.»

Familles déchirées

Ni aisés, ni politisés, ses parents ont tout misé sur l’éducation de leur fille unique pour lui offrir un avenir meilleur. Sa mère, fleuriste, et son père, chauffeur de taxi, viennent de se réfugier en Pologne. Son grand-père maternel aussi. «A 85 ans, il a dû monter dans un bus d’évacuation pour Moscou, avant de prendre l’avion pour Istanbul, Berlin et enfin la Pologne. Ma grand-mère paternelle, elle, est restée à Donetsk. Depuis des années, elle ne regarde que la télévision russe et est donc persuadée que Poutine va la sauver», raconte Hanna Perekhoda dont l’histoire familiale est emblématique de ce territoire déchiré.

«La situation est mal comprise d’ici. Les russophones n’ont pas forcément de liens avec la Russie. La langue nous vient d’une longue histoire de domination coloniale russe. Ceux qui sont nés, comme moi, après l’indépendance en 1991, sont totalement bilingues. Les tensions ne sont aucunement linguistiques ou ethniques. Les différences, propres à toutes les sociétés, sont tout simplement instrumentalisées par la Russie pour polariser et manipuler la population, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de ses frontières; pour lui faire croire, par exemple, que tous ses problèmes viennent de la disparition de l’Union soviétique, et non pas de la captation des richesses par une petite élite qui ne pense qu’aux profits. Cette propagande médiatique est en grande partie responsable de cette guerre, explique Hanna Perekhoda. Quand il n’y a plus ni bien ni mal, que les théories du complot sèment le doute, les conditions pour la violence se trouvent réunies.»

Elle met en garde contre la persistance des inégalités sociales qui génèrent des oppressions au sein et entre les Etats, avant d’approfondir encore la question: «Face aux catastrophes humaines et écologiques en cours, nous devons sortir de cette logique productiviste et de profits!»

Embargo sur les matières premières

Au quotidien, Hanna Perekhoda est en contact avec ses amis ukrainiens soit au front ou en exil, et avec ses amis russes dont la liberté d’expression est anéantie. «On assiste à un suicide public de Poutine, et il emmène son peuple avec lui dans la tombe. L’Etat russe, dans sa forme actuelle, risque de ne pas survivre et cette désintégration pourrait être malheureusement violente, car des conflits sont latents, dans le Caucase, le Tatarstan, la Sibérie...»

Pour la militante, les sanctions doivent être renforcées contre les oligarques russes milliardaires, mais aussi contre les fonctionnaires millionnaires présents ici. «Si le peuple suisse fait preuve de compassion et de solidarité dans son accueil, le gouvernement et les élites économiques rechignent encore à appliquer de véritables sanctions. Or, sanctionner les oligarques, c’est mettre la pression sur le pouvoir. La Suisse, plaque tournante des matières premières, et l’Union européenne doivent renoncer à l’achat de gaz et de pétrole russes immédiatement! L’envoi d’armes performantes aux Ukrainiens est également essentiel.» Autant de moyens pour obtenir un retrait des troupes russes et la fin de la guerre, selon Hanna Perekhoda qui ne se risque à aucune prédiction, «sauf que le coût de la reconstruction sera énorme. D’où l’importance d’annuler la dette extérieure de l’Ukraine». Ses rêves? «J’espère que la guerre finisse bientôt, que la société ukrainienne puisse préserver la capacité de solidarité et d’auto-organisation qu’elle démontre aujourd’hui, pour construire une société plus juste; et que la société russe puisse se percevoir non plus comme un empire, mais comme une démocratie.» Quant à ses projets personnels? «Ils ont tous volé en éclats. Ma thèse est en suspens. Je ne sais plus où est ma maison, mais je serais heureuse d’en avoir une un jour.»