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Il savait parfaitement qu'il envoyait des gens à la mort

La Cour d'appel de Turin confirme la responsabilité pénale de Stephan Schmidheiny pour les décès liés à l'amiante

La Cour d'appel du Tribunal de Turin a rendu lundi son verdict en deuxième instance dans le procès Eternit. Le magnat suisse et ex-patron de la multinationale de l'amiante Stephan Schmidheiny écope de 18 ans de réclusion pour «catastrophe sanitaire et environnementale permanente intentionnelle». Les considérants seront publiés dans trois mois, mais les avocats de la défense ont déjà fait savoir qu'ils porteraient le jugement devant la Cour de cassation, la plus haute instance judiciaire de la péninsule.

«Au nom du peuple italien, la Cour d'appel a prononcé la sentence suivante...» Il est 15h29 quand le juge Alberto Oggè entame la lecture du jugement. La salle est pleine à craquer et la tension est perceptible: les proches et les représentants des associations des victimes venus nombreux à Turin redoutent que quelque chose se passe mal et qu'en quelques minutes, des années de bataille judiciaire ne soient anéanties. Les premières paroles d'Oggè (qui fait allusion à une «réforme partielle» de la décision rendue en première instance et à l'acquittement «pour ne pas avoir commis les faits reprochés» d'une des parties accusées), accroissent l'embarras des non-spécialistes, et donc la peur redouble.
Mais quelques minutes plus tard, tout le monde est rassuré quand Oggè souligne «la responsabilité pénale de Schmidheiny Stephan» et annonce une peine de «18 ans de réclusion», soit deux de plus qu'en première instance.
Le public à la tribune se contentera d'un profond soupir collectif de soulagement, sans salve d'applaudissements ni commentaires à voix haute. Un silence respectueux continue à régner dans l'amphithéâtre, à peine troublé par le déclic des appareils photographiques présents pour immortaliser les yeux brillants, les visages baignés de larmes, les poignées de main, les embrassades et les échanges de regards.

Toutes les générations touchées
L'émotion des proches des victimes atteint son paroxysme quand le juge commence à lire les noms des 932 victimes à qui la Cour a reconnu le droit d'obtenir sur-le-champ une indemnisation aux frais de Schmidheiny, pour les préjudices causés par son comportement criminel (la décision étant renvoyée au procès civil pour les autres victimes). Une attitude qui a entraîné la mort de femmes et d'hommes, de travailleurs et de citoyens de toutes les générations, comme le prouvent les dates de naissance des premières victimes énumérées par Oggè: «Agnani Emanuela, née le 12 juillet1943; Agnani Fernanda, née le 2 juillet 1938; Agnani Giovanni, né le 10 mai 1946; Aimo Enzo, né le 27 mars 1961; Aimo Mariarosa, née le 4 février 1960; ...».
La lecture du jugement avait été précédée de longues heures d'attente. Dès 9 heures du matin, l'énorme bâtisse du Palais de justice de Turin prenait des allures de ruche avec l'arrivée du public, des journalistes, des cameramen et des policiers appelés en renfort pour garantir l'ordre et la sécurité pendant cette journée spéciale.
Une dernière audience rapide était fixée à 9h30, avant que les juges ne se retirent dans la chambre du conseil pour rédiger la sentence. Il leur fallait expédier les formalités liées à la fin de parcours d'un des deux accusés, le baron belge Jean-Louis de Cartier mort le 21 mai 2013 à 92 ans, en vérifiant l'authenticité et la conformité de son certificat de décès.

L'attente, angoissante
Quelques minutes plus tôt, un premier groupe a débarqué d'un car spécialement venu de Casale Monferrato, petite ville de la province d'Alessandria, dans la région du Piémont, jadis siège du principal site italien d'Eternit, où l'amiante a déjà fait 2000 victimes et cause encore plus de 50 décès par an. Parmi les passagers figurent les artisans des grandes batailles que cette communauté mène depuis plus de 30 ans. Outre les syndicalistes Bruno Pesce et Nicola Pondrano (le second ayant lui-même travaillé chez Eternit), il y a Romana Blasotti Pavesi, la charismatique et combative présidente de l'Association italienne des familles des victimes de l'amiante (Afeva), symbole vivant de cette épouvantable tragédie. Par la faute de cette fibre mortifère qui s'est répandue à Casale sur les lieux de travail comme dans le milieu de vie, elle a perdu cinq proches: son mari, sa sœur, un neveu, un cousin et sa fille. Elle a peur: «Je suis dans un état second. C'est la première fois que ça m'arrive dans ce procès. J'essaie de patienter tant bien que mal jusqu'à l'heure de vérité, en bavardant avec vous et avec mes compagnons de cette lutte qui nous a soudés à vie», explique-t-elle.

Toute une communauté décimée
Le temps file malgré tout, grâce au tohu-bohu autour du Palais de justice. Pas moins de sept autres cars arrivent avec à bord des habitants de Casale: il y a parmi eux beaucoup de jeunes, conscients qu'à l'avenir ils devront reprendre le flambeau, dans cette bataille d'une communauté décimée par l'amiante. Toutes ces personnes portent sur leurs épaules le drapeau italien rehaussé de l'inscription «Eternit: Justice», et au cou une plaquette en souvenir de la dernière victime en date d'Eternit, Paola Chiabrotto, morte du mésothéliome quelques semaines plus tôt à 36 ans. Son histoire reflète la gravité de la catastrophe provoquée par les propriétaires d'Eternit: elle n'avait jamais travaillé à l'usine et avait emménagé à Casale Monferrato à l'âge adulte. Ironie du sort, elle était née une semaine après que Stephan Schmidheiny avait déclaré avoir «assaini l'environnement»... On voit encore des étudiants, des ouvriers et des habitants d'autres localités italiennes, ainsi que de nombreuses délégations étrangères venues de France, de Belgique et de Suisse. Notre pays est représenté par des militants du Comité d'aide et d'orientation des victimes de l'amiante (Caova), qui ont accroché à l'entrée du Palais de justice une banderole ornée du slogan «Schmidheiny, nous t'attendons en Suisse». Un slogan éloquent, sachant qu'il n'y aura pas de procès de l'amiante ici, en raison des normes helvétiques en matière de prescription.

Retombées planétaires
Or le fait qu'en Suisse, Stephan Schmidheiny soit à l'abri des ennuis judiciaires n'ôte rien à la portée internationale du jugement de Turin, comme le souligne à chaud le porte-parole du Comité Amiante italien Bruno Pesce: «Cette décision aura des retombées planétaires, en obligeant à réfléchir à la qualité du développement industriel en Italie et dans le monde. On ne pourra plus s'enrichir impunément sur le dos des travailleurs et de la population. Notre vœu le plus cher était d'obtenir la confirmation du crime de catastrophe environnementale intentionnelle. Schmidheiny savait parfaitement qu'il envoyait des gens à la mort, mais il a privilégié la bonne marche de ses affaires. Cet aspect a pesé lourd dans le verdict d'aujourd'hui, qui est d'autant plus important que jusque-là, les victimes d'accidents du travail n'avaient jamais été considérées du point de vue pénal. Nous sommes à un virage, qui pourrait faire des émules ailleurs en Europe et dans le monde entier.»
«La sentence - conclut Pesce - me paraît exemplaire. La condamnation à 18 ans est juste et suffisante dans le cas des personnes disparues. Par contre, le problème des dommages-intérêts n'est pas résolu pour les survivants. L'exclusion d'une bonne partie des parties civiles (env. 2500) suite à l'abandon des poursuites contre le baron de Cartier a beau compliquer les choses, nous ferons tout au procès civil pour obtenir un dédommagement.»

«Enfin la justice»
«Me voilà soulagée», commente de son côté la présidente de l'Afeva Romana Blasotti Pavesi, avant d'ajouter: «Je ne suis bien sûr pas satisfaite, car la douleur reste immense. Mais 18 ans constituent une lourde condamnation. Sans être rancunière, j'espère que les responsables de cette tragédie se rendront ainsi compte de l'énorme souffrance qu'ils ont causée.»
«Enfin la justice», conclut les yeux embués Pietro Condello, ouvrier chez Eternit de 1966 à 1985 (année de la fermeture du site de Casale), qui a suivi toutes les audiences du procès en tenue bleue d'Eternit. Lundi, avant la lecture de la sentence, il a tenu à offrir au procureur Raffaele Guariniello, en signe de gratitude, un exemplaire de cette tenue. Condello, qui travaillait à l'entrepôt des matières premières, résume ainsi les faits: «Nous retournions l'amiante à la fourche. Nous étions une trentaine. Je suis l'unique rescapé. Mais chaque fois que je tousse, je pense que mon tour va venir.» 


Reportage de Claudio Carrer à Turin
Paru dans Area, traduction de Sylvain Bauhofer

 

Les Schmidheiny ont fait des affaires avec l'amiante pendant 90 ans

De l'achat de la fabrique Eternit de Niederurnen en 1920 à la constitution d'un empire: histoire d'une famille d'industriels rusés

L'histoire de l'amiante est indissociable de celle de la famille Schmidheiny qui, dès le début du 20e siècle et pendant trois générations, a commercialisé la fibre tueuse dans le monde entier (en Suisse, en Europe, en Afrique du Sud, en Asie et en Amérique centrale et du Sud).

Le fondateur de l'influente dynastie industrielle des Schmidheiny se prénommait Jacob et a acquis au fil des ans de nombreuses briqueteries. Son fils Ernst se lancera (en 1906) dans la prometteuse industrie du ciment, en ouvrant une première fabrique dans le canton de Saint-Gall. Il a très tôt compris l'intérêt de se grouper en cartel (alors que la surproduction risquait de faire s'effondrer les prix). En 1921, il accède à la présidence du conseil d'administration de ce qui deviendra Holcim, numéro un mondial du ciment.
Son flair en affaires l'a porté à acquérir (en 1920) la fabrique Eternit de Niederurnen (GL), qui produisait depuis 1903 des plaques, tôles et tuyaux et détient en Suisse le brevet de l'Eternit, mélange de ciment et d'amiante inventé en 1901 par l'Autrichien Ludwig Hatschek. Un brevet au potentiel économique immense, à une époque où l'industrie de la construction utilisait principalement la pierre, la brique, le bois et l'acier. Car l'Eternit fournit au marché des dalles planes ou ondulées déjà prêtes, légères et imperméables, ignifuges, isolantes et qui procurent aux entrepreneurs des économies de temps et d'argent.
De nombreuses sociétés Eternit indépendantes voient alors le jour dans toute l'Europe (comme les frontières nationales font encore obstacle au marché, Hatschek vend son brevet séparément à chaque pays). Deux groupes parviennent toutefois à s'imposer au niveau international dans l'entre-deux-guerres: l'un, suisse, appartient aux Schmidheiny, l'autre belge à la famille Emsens. Ils fonderont notamment ensemble, en 1928, le siège berlinois d'Eternit Allemagne, et quelques années plus tard une société Eternit aux Pays-Bas.

Contrôle des prix et des études scientifiques
En 1929, ils forment ensemble à Zurich le premier cartel européen: la Saiac (Sociétés associées d'industries amiante-ciment), en activité jusqu'à la fin des années 1990. Comme tous les cartels, la Saiac a pour objectif le contrôle des prix, la coordination des exportations et la conclusion d'accords d'approvisionnement en matières premières. Après la guerre, elle servira en outre de plate-forme pour centraliser les informations sur les atteintes à la santé causées par l'amiante et pour saboter les connaissances scientifiques en la matière.
Malgré la crise de 1929, l'activité dans la construction reste vigoureuse en Europe, grâce à la croissance démographique et à l'urbanisation, et fera la fortune des Schmidheiny et des Emsens. Les profits accumulés dans l'entre-deux-guerres permettent une expansion tant horizontale, avec la production d'Eternit dans de nombreux pays, que verticale à travers l'acquisition d'activités économiques en amont. Les cimenteries et surtout les mines d'amiante achetées règlent d'emblée l'épineuse question de l'approvisionnement. Grâce à cette croissance exponentielle, les entreprises faisant partie du cartel réalisent une confortable marge de profit, qui leur permet de distancier la concurrence des producteurs n'en faisant pas partie, et celle des fabricants d'autres matériaux de construction.
Dans les années 1930, une entente sera conclue pour contrôler le marché mondial entre trois sociétés, soit Saiac (représentant le cartel européen dominé par les Suisses et les Belges), Turner & Newall Ltd au Royaume-Uni et Johns Manville Corporation (JM) aux Etats-Unis. Cette entente, qui ne reçoit aucun nom spécifique, tient à ce que les trois partenaires sont en même temps producteurs et consommateurs. JM possède des mines aux Etats-Unis et au Canada, Turner & Newall Ltd en Afrique du Sud. Les familles Schmidheiny et Emsens deviennent ainsi des acteurs économiques d'envergure planétaire, grâce à la position clé de Saiac et à l'entente mondiale conclue sur l'amiante.

Empire mondial
Durant la Deuxième Guerre mondiale, alors que le groupe belge souffre de l'occupation allemande, son homologue suisse (qui entre-temps est passé sous le contrôle de Max Schmidheiny, fils d'Ernst et père de Thomas et Stephan, l'accusé du procès de Turin) crée un véritable empire au Moyen-Orient, en Amérique latine et en Afrique du Sud.
Les Emsens confieront la direction opérationnelle de leurs usines à la famille de Cartier, soit au baron Jean-Louis de Cartier (marié à une des filles d'André Emsens), coaccusé de Schmidheiny dans le procès et décédé il y a quelques semaines. Le groupe suisse restera en revanche mené d'une main de fer par les Schmidheiny et atteint son apogée du temps de Max: des fabriques sont en activité dans seize pays, des participations sont détenues via le groupe belge dans seize autres, et le groupe prend pied du temps de l'apartheid en Afrique du Sud, où Max ouvre la première fabrique (Everite) et acquiert 47% du capital d'Asbestos Investments, holding à qui appartiennent les sociétés minières.

Débuts de la mise à l'index de la fibre
Au milieu des années 1970, c'est au tour de Stephan Schmidheiny de gérer toutes les fabriques Eternit à l'étranger. Il est certes confronté à une situation inédite, avec la mise à l'index de l'amiante dans différents pays. Mais il s'obstine, en niant d'abord le péril des fibres, puis en prétendant que la production se ferait dans des conditions de sécurité, et enfin en cherchant par tous les moyens à se soustraire à ses responsabilités.
Avant même cette troisième phase, il a déjà compris la nécessité de tourner la page de l'amiante: dès la fin des années 1980 (soit peu avant son interdiction en Suisse, en 1990), il se défait des gisements lui appartenant en Afrique du Sud, cède ses parts dans le groupe belge, vend Everite, de même que ses fabriques suisses (à son frère Thomas) et celles à l'étranger.
En 2003, Stephan Schmidheiny quitte les affaires pour la philanthropie et le «développement durable». Il ne s'exprime plus en public sur l'amiante depuis 2004. Il aurait pu le faire en tant qu'accusé au procès de Turin, où il ne s'est toutefois jamais présenté.

CC, trad. de Sylvain Bauhofer

 

Le jugement en bref
• Stephan Schmidheiny, grand patron d'Eternit dès le milieu des années 1970, a été jugé responsable de catastrophe sanitaire et environnementale permanente intentionnelle non seulement sur les sites de Casale Monferrato (Alessandria) et Cavagnolo (Turin), mais également à Bagnoli (Naples) et Rubiera (Reggio Emilia), sites qui avaient été exclus pour cause de prescription dans le jugement en première instance.
• Le chef d'accusation de l'omission volontaire de mesures de sécurité destinées à prévenir les accidents sur les lieux de travail n'a pas été retenu, pour cause de prescription.
• L'accusé et ses sociétés déclarées civilement responsables (Anova, Becon et Amindus) devront s'acquitter d'indemnités de 88 millions d'euros (env. 110 millions de francs).
• La décision confirme l'interdiction perpétuelle faite à Schmidheiny d'exercer une fonction publique.
• Quant au coaccusé belge Jean-Louis de Cartier de Marchienne, ayant dirigé Eternit jusqu'au milieu des années 1970, son décès a entraîné l'extinction de l'action ouverte contre lui.

CC trad. de Sylvain Bauhofer


Embarras des médias helvétiques

Les médias suisses sont restés très discrets sur la condamnation de Stephan Schmidheiny. A l'exception du téléjournal de la Suisse italienne, aucun média n'en a fait sa «une».
La TV alémanique s'en est tenue, dans son édition principale du lundi soir, à un compte rendu d'une minute et 19 secondes, y compris l'introduction et une brève reconstitution des faits. La Radio Télévision Suisse (RTS) s'est limitée à un compte rendu à la radio de 51 secondes de sa correspondante à Rome. Puis plus rien. Le téléjournal n'en a même pas parlé.
Quant à la presse écrite, on est surtout frappé de voir où figure cette information. Le Tages Anzeiger (TA) en parle à la page 36, la Neue Zürcher Zeitung (NZZ) à la page 23, et si Le Temps en parle à la page 13, c'est qu'il ne compte que 24 pages.
Le Temps tient d'ailleurs à souligner que les faits en Suisse sont prescrits, en rappelant un arrêt rendu en 2008 par le Tribunal fédéral, qui a rejeté définitivement la plainte des familles de victimes de la fabrique de Niederurnen.
L'unique titre à publier un commentaire est la NZZ, qui juge le verdict «absurde» et cite une remarque faite par l'avocat de Schmidheiny à Turin: «Les investisseurs étrangers vont bouder l'Italie» et sont «épouvantés» de voir un tribunal turinois traiter Schmidheiny comme un vulgaire «tueur en série».
Si l'on passe aux sites internet, deux cas méritent d'être mentionnés. Lundi soir, le TA online avait déjà relégué son article à la rubrique Panorama (où figurent les principaux événements de la semaine), où il n'est que brièvement resté en tête (dès le mardi, il n'y figurait plus qu'en 15e position). Le site du journal gratuit 20 Minuten (groupe Tamedia, éditeur du TA), s'est fait expliquer par le porte-parole de Schmidheiny l'«absurde» et «scandaleux» jugement et cite, sans le nommer, un expert en droit pénal selon qui il «risque fort d'être arrêté», s'il devait se rendre dans l'Union européenne.

SDP/CC, trad. de Sylvain Bauhofer