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La parole aux victimes du négoce des matières premières

Le film du réalisateur Daniel Schweizer Trading Paradise met en lumière les dégâts écologiques et humains

Le film Trading Paradise dénonce l'impact de la pollution générée par les sites miniers des multinationales Glencore et Vale en Zambie, au Brésil et au Pérou. Ainsi que les responsabilités de la Suisse en tant que plaque tournante des matières premières. Entretien avec le cinéaste genevois Daniel Schweizer.

Donner la parole aux victimes du business des matières premières est l'une des grandes forces du dernier film du réalisateur engagé Daniel Schweizer. Leurs mots, mais aussi leurs regards, ne vous lâcheront pas de si tôt...
Après Dirty Paradise (2009) et Dirty Gold War (2015) qui dénonçaient l'orpaillage illégal en Amazonie, Trading Paradise (paradis du négoce) clôt la trilogie en pointant du doigt les exactions de deux multinationales, Glencore (Zoug) et Vale (Vaud), mais aussi la Suisse qui accueille leur siège. Ce long-métrage montre les impacts environnementaux des déchets de l'extraction des matières premières des sites miniers d'Antacappay au Pérou, Mopani en Zambie, et Carajàs au Brésil: pollution de la végétation, des cultures et de l'eau, maladies du bétail, des poissons et des êtres humains. Face à ces industries monstrueuses au cœur de la forêt amazonienne et des villages, malgré la peur des représailles, des femmes et des hommes font preuve d'un courage et d'une dignité exemplaire. Ce film leur rend hommage et met en exergue les contrastes de notre monde néolibéral, tout en réunissant les riverains des mines, le directeur de Glencore, des représentants d'ONG, les activistes The Yes Men, le sociologue Jean Ziegler, des parlementaires ou encore l'ancien procureur Dick Marty. Autant de témoignages ponctués des images du film Le Sel de la terre de Herbert J. Biberman (1954), accompagnés avec maestria par la musique de Greis, artiste suisse.

Questions/Réponses

Daniel Schweizer, pourquoi ce film?
Je voulais montrer l'envers du décor, donner la parole aux victimes du négoce absentes de l'espace médiatique. Plus largement, je pense qu'on a besoin, dans ce flot continu d'informations, d'images différentes pour raconter le monde. Car les médias «mainstream» ne jouent plus leur rôle. Donner la parole aux victimes, c'est aussi porter leurs souffrances et leurs revendications jusqu'aux responsables de Vale et de Glencore, qui verront le film.

Pourquoi le Pérou, le Brésil et la Zambie?
Ces trois pays sont emblématiques de «la malédiction des matières premières». Leurs sols recèlent des richesses incroyables, mais leurs peuples n'en profitent pas. Car ces ressources sont sous tutelle des grandes entreprises qui ont su, depuis des années, négocier des conditions favorables avec les gouvernements. La mine de cuivre de Mopani en Zambie aux mains de Glencore génère des problèmes de santé graves depuis longtemps. L'air est vicié de dioxyde de soufre et l'acide sulfurique pollue la nappe phréatique... Les habitants demandent à être relogés plus loin. Mais sans résultat jusqu'ici. Au Brésil, Vale y exploite, entre autres, la plus grande mine de fer au monde, Carajàs, qui fournit le meilleur métal pour les plus grandes marques automobiles, au cœur du parc naturel où vivent les indiens Xikrin. Ces hommes-oiseaux sont victimes de l'extension de la mine et de la création à venir d'une mine de nickel qui va polluer le fleuve qui traverse leurs villages. Vale n'a jamais pris toutes les mesures nécessaires, telles que la mise en place de murs de contention de déchets, pour éviter la pollution de l'environnement.
Au Pérou, sur le site minier d'Antacappay, les indiens Quechua voient leur bétail atteint de malformations et leurs terres polluées. Glencore bafoue le rapport sacré des indiens Quechua à la «Pachamama» (la terre mère), nie les droits d'une civilisation qui était là bien avant la mine. Elle met la pression sur les populations qui se sentent menacées. Face aux paysannes et aux paysans pacifistes qui manifestent régulièrement, les policiers sont munis d'armes de guerre chargées. Ils ont une totale impunité. Il y a eu 2 morts en 2012... Or des contrats à très long terme continuent d'être conclus entre Glencore et le Gouvernement péruvien prominier.

Vale a refusé de s'exprimer, au contraire du PDG de Glencore, Ivan Glasenberg. Pourquoi?
Vale nous a invité dans un excellent restaurant pour parler de notre projet, puis a mandaté une société de communication qui lui a déconseillé de répondre à nos questions... La société a beaucoup de casseroles et fait des opérations de «greenwashing» pour laver son image, notamment en sponsorisant le photographe Sebastião Salgado dans son projet Genesis. Ce qui pose d'essentielles questions éthiques. Ivan Glasenberg a choisi l'option de communiquer. C'est un excellent acteur, et il a été bien briefé par ses conseillers. Face à la caméra, il savait qu'il devait faire profil bas, être humble face aux accusations, voire montrer une certaine vulnérabilité. Il pointe du doigt le fait que les consommateurs du Nord ont besoin de ces matières premières à bas prix, ce qui pose aussi la question de la responsabilité de chacun d'entre nous. Ce qui est vrai. Mais lorsqu'il parle des bénéfices apportés au pays en termes de développement, c'est faux.

Le groupe de parlementaires suisses en voyage au Pérou semble prendre parti pour Glencore...
Ils n'ont pas pris la mesure réelle de ce qui se joue, car le voyage a été organisé pour ne laisser qu'une maigre place aux revendications des indigènes. Ils ne remettent même pas en question le faible pourcentage des bénéfices versé, 3% en théorie, à la population. Ils insinuent même que les révoltes des paysans ne viennent pas de réels problèmes écologiques, mais du fait qu'ils veulent de l'argent. Or la société civile ne touche tout simplement rien. Car la grande majorité des bénéfices sont rapatriés en Suisse. J'ai été choqué par les propos de certains parlementaires qui estiment que Glencore est une aubaine pour le Pérou. Or la société amène aux indiens Quechua le pire du progrès...

Marc Guéniat de Public Eye, ainsi que Dick Marty, ancien procureur, estiment que le risque de réputation est grand pour la Suisse...
La Suisse n'a jamais pris de mesures contraignantes, alors qu'elle héberge les principales sociétés extractives dont les comportements sont problématiques d'un point de vue des droits humains et écologique. La Suisse est un sanctuaire privilégié par ces sociétés qui y trouvent de bonnes conditions fiscales et la tranquillité. En tant que plaque tournante du négoce des matières premières, où l'on y transforme aussi 70% de l'or mondial, elle pourrait jouer un rôle incroyable pour promouvoir la transparence et un changement de comportement. Cela ne signifie pas chasser ces multinationales, mais il est temps d'avoir un débat éthique. Il en va de l'avenir des peuples du Sud, mais aussi de nos enfants. Face à l'opacité des filières des matières premières, nous devons exiger la traçabilité de ces matériaux qui composent nos appareils électroniques ou nos voitures, entre autres, afin de pouvoir faire des choix responsables. Si, en Suisse, l'initiative pour des multinationales responsables (soutenue par 80 organisations et syndicats, ndlr) a été déposée avec 135000 signatures, le Conseil fédéral ne la soutient pas...

Malgré tout, restez-vous optimiste?
Depuis le début du tournage en 2014, rien n'a changé pour ces populations. Mais je garde espoir, car nous pouvons tous contribuer à un changement par notre mode de consommation, nos prises de conscience et nos engagements. Il n'y a pas de place pour le pessimisme, il y a trop à faire. On ne peut plus détourner le regard. J'espère contribuer à ce débat nécessaire, car il est urgent de prendre conscience que ce sont les sociétés extractives qui dictent aujourd'hui les lois des enjeux économiques...

Quels sont vos projets?
Je pense qu'on ne parle pas assez d'écospiritualité. Les Indiens ont une sagesse et un lien sacré à la terre qui font d'eux des partenaires incontournables dans le combat écologique. Mon prochain film racontera la venue de dix indiens Yanomami et Surui à Genève pour défendre leurs causes à l'Onu. Ils vont aussi rencontrer le Pape François, le Dalaï-Lama, et la direction de Google Earth pour lui demander de surveiller les terres indigènes car le Sénat brésilien veut les ouvrir à l'extraction. En vue de ce changement de loi, des milliers de prospections, en secret, ont déjà été menées par des sociétés extractives. Si on ferme les yeux et on se tait, c'est toute une partie de l'Amazonie qui risque, à moyen terme, de disparaître
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Propos recueillis par Aline Andrey

Projection: Jeudi 16 mars, 20h15, cinéma Les Scalas à Genève, suivie d'un débat avec le réalisateur, Olivier Longchamp de Public Eye et Denis Ruysschaert de Swissaid Genève.
Dans les salles romandes dès le 22 mars.


Un forum qui épingle la Suisse

La Suisse, plaque tournante du négoce des matières premières. C'est autour de ce paradis du «trading» que se concentrera le forum organisé par le Collectif contre la spéculation sur les matières premières (dont font partie de nombreuses organisations, ONG, partis de gauche, et des syndicats). Le samedi 25 mars, deux jours avant l'arrivée des sociétés de négoce, des banques et des investisseurs au Beau-Rivage Palace à Lausanne pour le 6e Global Commodities Summit organisé par le Financial Times, une série de conférences se déroulera à Pôle Sud*. Dès 13h30, le principal instigateur du Tribunal Monsanto, René Lehnherr, parlera de cette initiative citoyenne. L'historienne Isabelle Lucas reviendra sur l'histoire de la Suisse en tant que «pays impérialiste». Et Daniel Schweizer interviendra sur le rôle de la Suisse dans le commerce des matières premières. Dès 16h, des ateliers seront proposés par des spécialistes sur les conséquences du refus de la RIE 3, les projets de forages de gaz de schiste, le Tribunal Monsanto et les moyens de se désinvestir des énergies fossiles, alors que les caisses de pension et les banques y injectent chaque année des milliards.
Le soir, à 20h30, le film Trading Paradise sera projeté aux Galeries du cinéma à Lausanne en présence du réalisateur. Une manifestation «conviviale, musicale, revendicatrice et pacifique» est prévue le lundi 27 mars, de la place St-François (18h) à Ouchy (19h) en solidarité avec les peuples victimes de la rapacité des sociétés de trading, pour protester contre le sommet des pollueurs et des pilleurs de la planète et la spéculation sur les matières premières, pour la reconnaissance du droit à la souveraineté alimentaire, l'abandon des privilèges fiscaux, et des multinationales responsables.
AA

* Le programme en détail: www.stop-speculation.ch