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La vieille dame, son chat, Gaza

Je me promenais l’autre jour en ville en songeant aux images de Gaza diffusées par la presse quand j’aperçus une vieille dame assise sur un banc, et coiffée d’un châle entre le rose et l’incarnat. Elle s’y tenait patiente, comme imprégnée par l’une de ces solitudes où la sensation de mille deuils nous plonge parfois, ou par sa lassitude d’exister encore, ou par ses angoisses inspirées des ombres qui grandissaient autour d’elle.
Or elle caressait un chat, dont la vision me fit pressentir les mécanismes à l’œuvre aux dimensions de notre planète éperdue. Voilà comment se développent les choses et les faits ordinaires en apparence: à peine les considérons-nous avec un peu d’intensité qu’ils se révèlent au point de s’organiser, en quelques instants, comme les signes d’une fatalité générale.
Ainsi le chat de la vieille dame m’incita-t-il à remonter le cours des âges en me rappelant les processus inouïs de la domestication, par nos ancêtres lointains, de quelques espèces animales élues pour leurs qualités utilitaires ou leurs vertus de compagnie. Justement l’espèce du chat qu’elle caressait, convié dans les chaumières voici neuf ou dix mille ans et dès lors multiplié dans des proportions telles qu’il pullule de nos jours à la folie, jusqu’à 800 millions de spécimens à la surface du globe et même 900 selon les statisticiens.
Il en résulte, au-delà de son ronronnement, que notre besoin d’apaisement propulse au rang du Graal hypnotique, un déferlement de bandits à quatre pattes équipés de griffes et de crocs et d’autant mieux conçus pour le massacre de toutes les proies à leur portée, qu’il s’agisse d’oiseaux, de mammifères, d’insectes et de reptiles, jusqu’à constituer l’une des pires adversités dont nous soyons les complices face à l’ordre naturel déjà tourmenté de toutes parts.
Et je méditai, tout en m’imaginant voir les murailles de la ville ne plus cesser de s’élever autour de la vieille dame, sur ce qu’on pourrait nommer la «ligne du sauvage» telle que notre espèce humaine l’a tracée dans sa conscience au cours de l’Histoire. Quelle danse, quel bal, quelle confusion, quel drame! Au point que tous nos rapports instinctifs avec l’ordre animal, aujourd’hui, sont doubles ou troubles et nous égarent.
Plus de repères, en effet, ou de moins en moins: voici les deux faces du chat, la première quand il est révéré par la vieille dame réconfortée par ses minauderies sur ses genoux, et voici la seconde quand il consterne tous les scientifiques à force de sillonner les jardins et les prairies pour y détruire par centaines de millions les pinsons ou les loirs muscardins, et les libellules ou les orvets, et tout ce qui vole près du sol ou rampe à sa surface, déjà malmenés sous l’empire de nos pratiques humaines.
Il en résulte une incohérence sélective prodigieuse en chacun d’entre nous. D’une part j’aime les chats quand ils m’apaisent sur mon banc de vieille dame au milieu de la ville où je suis seule, comme les chiens qui me rassurent ou me guident en tant qu’aveugle, comme les chevaux qui me transportent et sont accessoirement du salami, comme les bovins dont je mange les côtelettes et tire du lait, comme les ânes que j’ai la chance de pouvoir exploiter sans devoir limiter ma brutalité défouloir, comme les poissons succulents dont je peux recracher les arêtes, et même comme les guépards ou les lions capturés dans le cadre de films tournés dans la savane africaine et que mon téléviseur apprivoise au salon. Mais de l’autre part, pour tout le reste, tout ce qui est l’Autre autonome et libre au point d’échapper à mon usage et à mes besoins, je vous le crie: à mort, à mort, à mort!
Tel est le principe. Et sous l'empire progressif de ce mécanisme mental qui fissure et fait boiter la représentation que notre humanité se fait du monde, si j'excepte les sociétés dites primitives, nous avons fini par mépriser le double fait de notre provenance sauvage et de notre appartenance à l'ordre naturel. Une sorte d'autodomestication collective impliquant notre abandon, au nom de l'invention démocratique en cache-sexe de nos pulsions guerrières, de tous les procédés de régulation, et d'autorégulation, développés depuis le fond des âges entre les espèces animales et végétales.
C'est alors que je vis glisser ma vision de la ville où je me promenais puis se fondre dans tel ou tel cliché de Gaza bombardée, les murailles de la ville muées en hectares de gravats, un châle entre le rose et l’incarnat ballotté par la brise à la surface des décombres et le chat disparu.