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Le luxe sur le dos des travailleurs

A Chesières un luxueux chalet a fait l'objet de contrôles répétés des inspecteurs de chantier

Une inspection récente sur le chantier d'un luxueux chalet dans les Alpes vaudoises met en évidence la difficulté de faire cesser des pratiques de dumping social et salarial, malgré des contrôles et des dénonciations répétées. Et montre la nécessité d'augmenter l'efficacité des mesures d'accompagnement et les sanctions.

En cette veille de 1er mai, trois inspecteurs des chantiers de la construction du canton de Vaud se présentent, accompagnés d'une équipe de la Télévision suisse romande, devant un chalet en travaux à Chesières, hameau de la station de Villars-sur-Ollon. Ils viennent une nouvelle fois contrôler les conditions de travail des ouvriers actifs sur cet ouvrage, dont la construction a débuté il y a plusieurs années. Un chalet gigantesque, de trois étages en surface et de six autres sous le rez-de-chaussée, appartenant à une riche famille russe. Une résidence luxueuse qui abriterait un court de tennis, une salle de cinéma, ou encore un sauna et qui avait alimenté la rumeur, en 2007, qu'elle aurait pu être destinée à un certain Poutine, ce que la propriétaire avait démenti à l'époque.
Ce 30 avril, Jean Kunz, secrétaire régional d'Unia Vaud et président depuis fin 2013 de la commission cantonale de surveillance du contrôle des chantiers, est aux côtés des inspecteurs. «Lorsque nous sommes arrivés, le mari de la propriétaire a fondu sur le caméraman et l'a menacé physiquement. Sa femme était là aussi. Six travailleurs se trouvaient devant les locaux, entre 3 et 5 se sont cachés à l'intérieur. Arrivé sur place, le fils du propriétaire a permis, en traduisant, de contrôler les six ouvriers, venus de Lettonie. Au fil du contrôle, il est ressorti que le fils avait créé une société "boîte aux lettres" à Chesières pour engager les travailleurs. Il a très positivement coopéré pour nous expliquer les bonnes conditions dont les travailleurs bénéficiaient, mais sans fournir de justificatif et en refusant que l'on entre en contact avec les travailleurs cachés à l'intérieur», raconte le syndicaliste. Il précise que la société, créée en 2011, n'a jamais déclaré ses ouvriers à l'AVS, aux institutions sociales du secteur ou à la Suva...

Nombreuses irrégularités
«Depuis 2011, il y a eu au moins six visites sur ce chantier. De nombreuses irrégularités ont été constatées par les rapports de contrôle établis. Ils concernent une quinzaine d'entreprises suisses et italiennes, la propriétaire, et 12 indépendants fictifs de Lettonie. N'ayant pu prouver leur indépendance, ces derniers ont reçu, l'été passé, une interdiction de travailler en Suisse.» Ce 30 avril, il a été annoncé, toujours sans justificatif, que les six travailleurs contrôlés recevaient un salaire de 4500 francs par mois. L'un d'eux est aussi actif comme grutier, mais ne dispose pas du permis spécifique obligatoire. «C'est le troisième grutier sans permis contrôlé sur ce chantier», s'alarme le syndicaliste.
Lors d'une inspection précédente, des entreprises italiennes ont été épinglées. L'une d'elles employait des travailleurs détachés au même tarif que dans leur pays, soit 1780 euros par mois (env. 2200 francs) pour un ouvrier du second œuvre et 2400 euros (env. 3000 francs) pour un chef d'équipe. Les rattrapages avaient été demandés par la commission paritaire de la construction.
Aux violations des conventions collectives et au non-paiement des charges sociales, s'ajoutent, dans certains cas découverts sur ce chantier, l'absence d'annonce de travail comme l'exige la loi sur les travailleurs détachés pour tout emploi en Suisse de moins de 90 jours, et d'autres infractions touchant par exemple la loi sur les impôts, celle sur le travail au noir ou encore celle sur la concurrence déloyale.
Comme l'a révélé dimanche passé l'émission Mise au Point de la RTS, des entrepreneurs locaux se sont aussi retrouvés avec des ardoises impayées, et tentent de récupérer devant la justice des centaines de milliers de francs dus par les propriétaires pour les travaux effectués.

Un problème: le suivi des dossiers
Les cas d'infractions répétées et variées découverts par les inspecteurs sur ce chantier mettent en évidence un réel problème: celui du suivi des contrôles et de l'insuffisance des sanctions. Lors de constats d'infractions, les inspecteurs rédigent un rapport. Ce dernier est transmis à tous les services concernés, comme le Service de l'emploi, celui de la population, l'Office AVS ou les commissions paritaires des CCT. Jusqu'à une dizaine d'entités peuvent être informées. Les employeurs sont parfois aussi dénoncés pénalement. Il faudra ensuite plusieurs semaines, voire plus, pour que les diverses procédures, pour autant qu'elles se poursuivent, aboutissent.
«Des centaines d'inspections sont réalisées chaque année dans le canton. Avec Genève et le Tessin, nous sommes parmi ceux effectuant le plus de contrôles en Suisse. Mais s'il n'y a pas de sanctions plus importantes à la clé, il est illusoire de penser que nous pourrons contenir le dumping social et salarial», s'inquiète Jean Kunz. Alors que le Conseil fédéral vient de rendre son rapport sur les mesures d'accompagnement, le responsable d'Unia souligne qu'il est important de regarder au-delà des chiffres et de renforcer l'efficacité de ces mesures et d'augmenter les sanctions. A cet effet, Unia Vaud a interpellé l'automne passé le Conseil d'Etat (voir encadré) et a obtenu quelques améliorations.

Sylviane Herranz



L'inspectorat du travail vaudois a été renforcé
Inquiet et préoccupé par l'évolution du marché du travail, suscitant une «rupture de confiance» de ses membres face aux mesures de contrôle et un sentiment antieuropéen, Unia Vaud s'est adressé en novembre 2013 au conseiller d'Etat Philippe Leuba, chef du Département de l'économie. Dans sa lettre, le syndicat rappelait les nombreux cas de dumping dénoncés les mois précédents et ne représentant que la «pointe de l'iceberg». Et sollicitait le gouvernement pour qu'il renforce le dispositif de contrôle, avec une hausse du nombre d'inspecteurs, l'octroi de moyens plus importants pour traiter les rapports et l'introduction de sanctions conséquentes. La Fédération vaudoise des entrepreneurs a soutenu la démarche, de même que la section vaudoise de Jardin Suisse, soucieuse notamment de la concurrence déloyale se développant dans la branche.
En décembre, un premier succès était obtenu avec le vote par le Grand Conseil d'un amendement au budget 2014 prévoyant la création de trois nouveaux postes. Deux postes supplémentaires seront affectés au service de l'emploi, pour les branches non conventionnées, et un inspecteur de chantier se joindra aux six actuels. Les partenaires sociaux ont aussi décidé de renforcer le pilotage des instances de contrôle et le suivi des dossiers par un poste supplémentaire. «Une série d'autres mesures sont encore discutées. Elles s'ajouteront aux efforts entrepris de leur côté par les partenaires sociaux. Ces mesures sont indispensables si nous voulons rester crédibles», affirme Jean Kunz.

SH