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Les évadés fiscaux vous laissent le soin de payer à leur place

Dette publique alourdie, austérité, démantèlement social: telles sont les conséquences des milliards soustraits au fisc

Entre 21000 et 31000 milliards de francs se cachent aujourd'hui dans des paradis fiscaux. De quoi, s'ils étaient récupérés, effacer une bonne partie des dettes publiques. Mais les gouvernements ne combattent que mollement ou partiellement cette évasion. Ils préfèrent imposer des budgets d'austérité qui pénalisent la population et finissent par paralyser l'économie et tuer l'emploi.

L'affaire Cahuzac, en France, a remis en pleine lumière le sujet de l'évasion fiscale. Un problème qui gangrène les budgets publics et qui pèse très lourdement sur l'économie. Et pour cause, les sommes en jeu dépassent l'entendement: les fortunes que les personnes et les sociétés les plus riches du monde cachent dans les paradis fiscaux se chiffrent entre 21000 et 31000 milliards de francs suisses, selon une récente étude diffusée par la Tax Justice Network, sur la base des données du Fonds monétaire international (FMI) et de la Banque des règlements internationaux (BRI). Par comparaison, la dette publique sur l'ensemble de la planète s'élève à 30000 milliards de francs...

Syndicats indignés
Celles et ceux qui dissimulent (légalement ou non) ces sommes creusent un énorme trou fiscal et ils laissent aux autres le soin de le combler. L'addition revient alors au contribuable ordinaire. «Les gens honnêtes se retrouvent pomme avec le bour: ce sont toutes celles et tous ceux qui paient leurs impôts parce qu'ils sont convaincus que les transports publics, les écoles et les hôpitaux doivent bien être financés puisque ces prestations nous sont indispensables», note le président du PS suisse, Christian Levrat, dans une newsletter du 12 avril dernier. «Dès que les gens aisés et les superriches s'emploient à contourner la loi pour éviter d'être équitablement mis à contribution, ils touchent le jackpot et tous les autres perdent.»
La secrétaire générale de la Confédération syndicale internationale, Sharan Burrow, note à propos d'un rapport établi par l'Internationale de l'éducation publié en fin 2011: «Des centaines de milliards de dollars sont perdus tous les ans alors que les entreprises trouvent de nouvelles façons de plus en plus complexes d'éviter de payer leurs impôts et que les gouvernements rivalisent pour attirer les investissements des multinationales en diminuant encore davantage l'impôt sur les sociétés. Les gouvernements trompent en réalité leurs propres citoyens en les privant de recettes fiscales provenant des entreprises qui pourraient être avantageusement utilisées à garantir des services publics de qualité. Il faut qu'ils s'assurent que les sociétés payent leur dû plutôt que de promulguer des mesures d'austérité fiscale malavisées en réduisant les services publics, diminuant les salaires et affaiblissant les droits au travail de la population.»

Paradis intouchables
Où sont les paradis fiscaux? La Suisse est souvent citée, à raison. Mais parmi les gouvernements qui la montrent du doigt, il en est qui se gardent bien de faire le ménage dans leurs propres paradis fiscaux. Exemple: les Etats-Unis dans le Delaware ou la City de Londres qui jongle avec sa myriade de trusts et de sociétés opérant aux îles Caïmans, dans les îles anglo-normandes et dans les anciennes colonies britanniques. Dans le numéro d'avril 2009 de L'Economie politique, Christian Chavagneux et Richard Murphy en donnent un exemple édifiant: «En septembre 2007, la banque britannique Northern Rock était au bord de la faillite. Avant sa chute, elle s'était hissée au 5e rang des prêteurs immobiliers du Royaume-Uni. En fait, ces obligations n'étaient pas émises par la banque elle-même, mais par ce qui s'est révélé être une société fantôme. Le plus curieux dans ce montage était que cette société n'appartenait pas à Northern Rock, mais à une association caritative qu'elle avait fondée. La majeure partie de la direction de cette structure censée être indépendante était installée à Jersey, paradis fiscal européen notoire.»
Les auteurs de l'article estiment entre 45 et 60 le nombre de paradis fiscaux actifs dans le monde. Ils abritent environ 4 millions de sociétés, en particulier des trusts, des compagnies d'assurance, des fonds spéculatifs. «Environ 50% des prêts bancaires internationaux et 30% du stock mondial des investissements directs à l'étranger sont enregistrés dans ces juridictions.» Ces chiffres sont l'expression «des efforts collectifs des élites mondiales, qu'elles appartiennent à des gouvernements, des entreprises ou au monde des affaires en général, pour échapper aux lois et aux règles qu'elles ont elles-mêmes, collectivement élaborées. D'abord et avant tout, ce que les élites cherchent à éviter, ce sont les impôts. Elles s'efforcent de ne pas payer ou de réduire leur part dans l'effort consenti par la collectivité pour financer les biens communs fournis par les Etats, comme la sécurité, la stabilité économique, politique et sociale, la santé, l'éducation et les infrastructures. (...) Les paradis fiscaux profitent aux riches et aux puissants alors que les coûts de fonctionnement collectifs sont majoritairement supportés par le reste de la société.» Cqfd.

Pierre Noverraz



L'austérité, poison mortel
Au lieu de chercher l'argent où il se cache, les Etats recourent à des mesures aggravant la crise

A l'évidence, l'évasion fiscale est, avec la maximisation mondialisée des profits, l'un des facteurs majeurs de la crise et de l'élargissement du fossé entre riches et pauvres. Elle est également la source principale de la dette publique. En clair, si les «évadés» fiscaux payaient tout simplement leurs impôts, les comptes des Etats retrouveraient dans la plupart des cas leur équilibre. Et pourtant, l'on ne s'attaque pas à ce problème avec la vigueur que cela mériterait. Certes, les gouvernements poussent çà et là des cris d'orfraie, mais cela se limite le plus souvent à des dénonciations portées contre les proies les plus faciles (Luxembourg, Autriche, Suisse, Liechtenstein). Ou alors sur de simples effets de manche. On se souvient des promesses creuses de Nicolas Sarkozy promettant un combat sans merci contre les paradis fiscaux. On vient de voir un François Hollande préférant afficher les patrimoines de ses ministres que de s'attaquer au cœur du problème. Ou encore, en Grande-Bretagne, un David Cameron prétendant donner sa priorité en 2013 à la lutte contre l'évasion fiscale...
En réalité, rien ne bouge vraiment. Pour combattre la crise, on choisit quasi systématiquement de recourir à des budgets d'austérité plutôt que d'aller chercher l'argent là où il se cache, en introduisant des législations interdisant les paradis fiscaux, le secret bancaire, mais aussi le secret fiduciaire derrière lequel se retranchent des avocats d'affaires et fiscalistes pour construire des montages financiers opaques.

Les gouvernements sourds
Or les budgets d'austérité sont non seulement injustes parce qu'ils font reposer le poids de la dette sur celles et ceux qui n'en sont pas responsables et dont les revenus sont modestes, ils sont également totalement inefficaces et même contre-productifs parce qu'ils tuent la croissance. «Nous savons pourtant, depuis la Grande Dépression, que l'austérité ne fonctionne pas», déclare dans le journal Le Devoir du 13 avril dernier Joseph Stiglitz, Prix Nobel d'économie, ancien chef des conseillers économiques du président américain Bill Clinton et ex-économiste en chef de la Banque mondiale. «Ce qui est stupéfiant, c'est qu'autant de dirigeants politiques continuent malgré tout d'appuyer ces politiques discréditées, même si des voix aussi conservatrices que le FMI leur disent aujourd'hui que leur austérité est dangereuse et qu'il faut s'occuper de toute urgence de stimuler l'économie. C'est comme si les gouvernements avaient cessé d'écouter.» Joseph Stiglitz dénonce la déréglementation, le rétrécissement du filet social et le recul de la fiscalité progressive. «L'accroissement des inégalités de revenus va de pair avec un accroissement des inégalités politiques. Notre démocratie s'en retrouve déformée.» Cela s'observe notamment, selon lui, «par l'influence démesurée des pouvoirs de l'argent sur les médias, ainsi que par la redoutable efficacité de la droite «à vendre ses idées».
Parmi ces idées, il y a celle consistant à brandir la menace du recul de l'emploi à chaque fois que germe le projet de taxer davantage les plus riches. Le riche est dès lors présenté comme un créateur d'emploi. Le taxer, c'est le punir, le jalouser. Bon nombre de spéculateurs, de top managers surpayés et de riches héritiers excellent ainsi dans l'art de se repeindre en louables patrons de PME pour s'attirer la grâce populaire. Ils se mettent dans le costume de la victime contrainte à l'exil pour échapper à un fisc dit confiscatoire. En réalité, ces spéculateurs sont davantage des prédateurs financiers que des créateurs d'emplois. Ils ne créent pas les richesses, mais s'en accaparent. S'ils migrent vers des paradis fiscaux, ce n'est pas pour fuir leur devoir mais pour échapper à «l'enfer fiscal». Celui qu'ils laissent aux autres.

PN