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L'espionnage d'Attac par Nestlé devant la justice

Le procès civil contre Nestlé et Securitas, suite à l'infiltration du groupe altermondialiste a eu lieu à Lausanne

Y a-t-il eu atteinte illicite à la personnalité des membres d'Attac Vaud lors des infiltrations de deux espionnes au sein du groupe? Ou Nestlé et Securitas avaient-ils des raisons prépondérantes justifiant cette mission d'espionnage? Après deux jours d'audience au Tribunal d'arrondissement, c'est au juge de trancher.

«Jusqu'à quel point Nestlé avait-il le droit d'espionner Attac et de violer la sphère privée des plaignants? A notre avis, il n'y avait aucun motif justificatif.» Me Dolivo, avocat d'Attac, a résumé l'enjeu du procès de l'organisation altermondialiste contre Nestlé et Securitas, la veille des audiences, lors de la conférence de la politologue et plaignante Susan George à Lausanne. Cette dernière, auteur de la préface du livre «Attac contre l'empire Nestlé», a relevé lors de l'ouverture du procès civil mardi dernier qu'elle avait «été choquée de la violation des libertés et des droits fondamentaux dans un pays qui reconnaît l'égalité de ses citoyens...» Et a questionné: «L'expression légitime ne serait-elle plus un droit?»
Suite à l'infiltration par deux taupes du groupe «Mondialisation et multinationales» d'Attac Vaud qui rédigeait l'ouvrage critique «Attac contre l'empire Nestlé», les 9 plaignants réclament la reconnaissance de l'atteinte illicite à leur sphère privée, la parution du jugement dans les médias et une réparation pour tort moral de 3000 francs par personne. Une somme symbolique en regard des conséquences psychologiques graves de ces infiltrations, comme ils l'ont expliqué au juge: sentiment d'être espionné constamment, peur d'être mis sous écoute, angoisse d'être seul chez soi, insomnies, méfiance vis-à-vis des autres...
Plusieurs témoins, proches des militants, ont confirmé les malaises ressentis et aussi rappelé que le groupe Attac dans son ensemble avait été touché: désorganisation, démotivation et peur de s'investir, baisse de la capacité de travail, suspicions...

Des plaidoiries à couteaux tirés
Pour les avocats des plaignants, Mes Jean-Michel Dolivo et Rodolphe Petit, il ne fait aucun doute que les infiltrations de S.Z., alias Sara Meylan, et de S.J., la deuxième taupe, ont porté atteinte à la sphère privée de leurs clients, car les informations n'étaient pas publiques au moment où elles étaient partagées par le groupe, notamment lors de réunions aux domiciles privés des auteurs, ou lors d'échanges de courriels (contenus et adresses e-mail). Une allégation que conteste Me Gilles Robert-Nicoud, avocat de Securitas en arguant que conférences et réunions étaient ouvertes à tous: «Les membres d'Attac s'en veulent d'avoir donné leur confiance, mais c'était de leur responsabilité!»
«Si tout était public, pourquoi Sara Meylan aurait-elle dissimulé son identité?», a rétorqué Me Petit. «Et comment parler de consentement lorsqu'il y a dissimulation?», a renchéri Me Dolivo. Dans sa plaidoirie, ce dernier a souligné: «L'intérêt privé prépondérant invoqué, à savoir des menaces contre les biens ou de personnes de Nestlé n'a aucun fondement. L'infiltration visait le groupe de rédaction d'un ouvrage. Il n'y avait aucune mention d'action violente, comme l'ont démontré du reste les rapports des espionnes!»
Me Robert-Nicoud a quant à lui expliqué que le mandat exceptionnel de Securitas portait sur la protection du personnel et des bâtiments de Nestlé dans un climat tendu suite à la manifestation paysanne menée par José Bové devant le siège de Vevey et le G8. «En 2003 et 2004 il y a eu une campagne de dénigrement contre Nestlé de la part d'Attac. C'était compréhensible que Nestlé veuille en savoir plus.»
L'avocat de Nestlé, Me Christian Fischer a félicité son confrère pour son plaidoyer, relevant que ce procès était au fond «une guerre idéologique, médiatique et politique» et «une agression de plus contre Nestlé». Et ajoutant que la mission de Securitas n'était autre que de «l'observation préventive». Pour lui, cette infiltration n'était donc pas illicite au sens du droit.

Des zones d'ombre demeurent
Au président du tribunal de trancher, lui qui a souligné au premier matin des audiences l'indépendance du juge civil par rapport au juge pénal. Pour rappel, l'enquête et le non-lieu fortement critiqués décidés par le juge de l'instruction pénale Jacques Antenen (aujourd'hui commandant de la Police cantonale vaudoise), en 2009, aura mis un voile de plus sur l'affaire. Et avec le temps, la zone d'ombre s'épaissit. Une bonne partie des rapports, des correspondances, et d'éventuels autres documents des espionnes manquent. Attac ne sait toujours pas exactement quelles ont été les informations transmises, à qui, et comment elles ont été utilisées.
Dans la préface du livre du journaliste Alec Feuz «Affaire classée, Attac, Securitas, Nestlé» (2009), le conseiller d'Etat et cofondateur d'Attac Suisse, Luc Recordon, relève «l'incroyable passivité» du juge, son «travail bâclé» et écrit: «Des personnes ont vu violer leur sphère la plus privée, d'autres ont été mises en péril et sont toujours en danger, au Brésil et en Colombie, une organisation plus qu'honorable (ndlr: Attac), soucieuse de démocratie et de respect humain, a été traitée comme si elle était une mafia. Qui s'en préoccupe vraiment?»

Aline Andrey

 



Une espionne sur trois devant le tribunal

L'espionne S.Z. alias Sara Meylan a été auditionnée le premier jour du procès. Son regard dissimulé en partie par sa perruque noire, a fui ceux des membres d'Attac visiblement surpris par son look punk, vraisemblablement une couverture pour faire face aux médias. Sara Meylan était employée par «Investigation Service», la cellule spécialisée dans la criminalité économique et les fraudes aux assurances de Securitas, pour le compte de Nestlé. Elle a affirmé n'avoir ni enregistré ni photographié le groupe, et avoir rédigé ses rapports, une trentaine, juste après les séances. Une allégation mise en doute par les avocats d'Attac au vu des précisions, notamment de chiffres et de dates, qui y figurent. En août 2004, Sara Meylan démissionne n'en pouvant plus de sa double vie. «C'est difficile de conjuguer deux vies parallèles. J'avais envie de vivre ma vie, de ne plus toujours devoir inventer des excuses pour mon entourage.»

Deux témoins défaillants
Deux autres espionnes se sont quant à elles défilées en argumentant, par lettre, que leur personnalité aurait été gravement atteinte par le harcèlement subi notamment par les médias. «Ces défections nous choquent. Cela fait partie des risques du métier. Comme le stipule le contrat de Securitas, l'agent doit être capable d'investiguer seul et de confirmer son rapport devant un tribunal», a relevé Me Petit. «En effet, le service après-vente manque», a ironisé le juge qui a regretté de ne pouvoir les obliger à comparaître. Elles n'encourent qu'une amende de 1000 francs au maximum. Elles auraient pourtant pu, comme le conseiller d'Etat Luc Recordon (appelé aussi comme témoin et qui ne pouvait être présent aux auditions) être auditionnées la semaine précédente par le Tribunal, à l'abri des regards. Surtout que leurs témoignages auraient été susceptibles d'éclairer quelques zones d'ombres...

Une espionne devenue militante?
L'une des espionnes, S.J., a infiltré le groupe sous son vrai nom dès 2005. Le directeur de Securitas de l'époque a pourtant témoigné ne pas la connaître. «Si elle a commencé sa mission en 2005, c'était contraire à mes instructions. Dès mi 2004, aucune nouvelle mission de ce type ne devait être lancée.»
En outre, S.J. a continué à assister aux réunions d'Attac, par intérêt personnel comme elle le révèle dans son audition lors de l'instruction pénale. Me Petit relève pourtant qu'elle a continué à travailler chez Securitas au même tarif, avec les mêmes compléments de salaire. Un témoin, membre d'Attac à l'époque, souligne: «Je n'ai pas vu de différence de comportement de sa part, entre les deux périodes. Elle s'investissait peu. Ce qui me frappait, c'est qu'elle avait toujours son walkman sur elle... Est-ce qu'elle nous enregistrait?» Et ce jusqu'en 2008? Jusqu'aux soupçons des membres d'Attac et à ses aveux devant le juge d'instruction? Le mystère demeure.
Quant à F.D., alias Shanti Muller, elle était la supérieure des deux espionnes et a elle-même infiltré d'autres associations, dont le Groupe antirépression à Lausanne. C'est la seule à être toujours employée par Securitas.

AA



Quelques bornes chronologiques

Septembre 2003, S.Z., alias Sara Meylan, infiltre Attac Vaud.
Mai 2004, le livre «Attac contre l'empire Nestlé» est publié. Ironie de l'histoire, Sara Meylan fait partie des rédacteurs.
Fin Août 2004, Sarah Meylan démissionne de Securitas.
Janvier 2005, S.J. infiltre le groupe «Mondialisation et multinationales». Jusqu'en automne 2005 selon elle; jusqu'en septembre 2008 selon Attac.
Juin 2008, Temps Présent divulgue l'infiltration d'Attac (la TSR a reçu l'information par l'ONG Transparency International qui l'aurait eu d'une source anonyme). Le tollé est général. Quelques jours plus tard, Sara Meylan écrit au juge Antenen pour avouer que c'est elle la taupe. Attac porte plainte pénalement et civilement.
Septembre 2008, la seconde taupe, S.J., suite aux soupçons d'Attac est auditionnée par le juge d'instruction et avoue son infiltration.
Juillet 2009, le juge clôt l'affaire sur un non-lieu. Selon lui les infiltrations ont cessé à fin 2005 et il y a donc prescription, le délai dans la loi sur la protection des données étant fixé à trois ans.



«Comme dans une toile d'araignée»

Trois questions à Barbara Rimml, représentante d'Attac Suisse au procès et secrétaire syndicale à Unia Berne

Comment avez-vous vécu cette annonce d'infiltration du groupe Attac en 2008?
Je l'ai appris par la TSR. C'était horrible. Personnellement, c'était comme d'être prise dans une toile d'araignée et que des mains me coupaient le souffle. Je travaillais depuis des années sur la question de Nestlé, notamment sur la situation des syndicalistes en Colombie. Je m'inquiétais de savoir si on les avait mis en danger. Cet espionnage allait bien au-delà de ce que l'on aurait pu imaginer ici en Suisse. J'avais peur, car si Nestlé était capable de faire ça, jusqu'où pouvait-il aller? Des souvenirs me sont revenus. En octobre 2005, lors de l'audience symbolique contre Nestlé organisée par MultiWatch, le secrétariat de l'association avait été fouillé et l'on avait reçu des téléphones anonymes. Surtout, un des syndicalistes colombiens prévus comme témoin à cette occasion avait été assassiné quelques semaines auparavant... Mais bien sûr nous n'avons pas de preuves d'un lien entre ces incidents et Nestlé.

Est-ce que ça a changé vos pratiques militantes et syndicales?
Je suis beaucoup plus prudente. Par rapport à mon travail syndical, j'essaie de trouver le difficile équilibre entre la diffusion des informations nécessaires aux membres et de celles qui pourraient servir les employeurs. Reste que, dans des réunions, lors de conflits de travail, c'est toujours possible que des participants soient là pour donner des informations à leurs chefs.

Comment avez-vous perçu ce procès et qu'en attendez-vous?
J'attends surtout le verdict. Mais je dois dire que ça m'a fait du bien de voir que Nestlé et Securitas, suite à notre plainte, avaient l'obligation d'être là et devaient répondre. Pour une fois, David et Goliath étaient au même niveau. Ce procès a démontré une fois de plus qu'il y a eu clairement infiltration et surveillance pendant des années. La question reste: selon la loi suisse et selon le juge, était-ce illicite ou non? Sur le plan éthique et moral, c'est bien sûr indéfendable.

Propos recueillis par Aline Andrey