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Une ligne sous haute tension

Johann Boillat et Philippe Hebeisen retracent l'histoire d'une grève, en 1902

Il y a une année, le 25 janvier, la Boillat entamait son premier jour de grève. Il y a quelques semaines, Swissmetal contestait la légitimité de cette lutte et annonçait avoir saisi la justice. Dans une brochure (voir référence en bas de page), des historiens rappellent fort à propos que des grèves, il y en a toujours eu. Dans l'Arc jurassien comme ailleurs. Exemple: la grève des ouvriers du Saignelégier-Glovelier en 1902 qui s'est vraisemblablement achevée par le licenciement de tous les grévistes. Souvenirs.


En 1902, une grève d'environ deux semaines paralyse momentanément la construction de la ligne du régional Saignelégier-Glovelier (RSG) (...) La population jurassienne est tenue en haleine par les quelques lignes quotidiennes que la presse régionale (Le Pays, Le Démocrate et Le Franc-Montagnard entre autres) consacre aux événements (...) Le Pays, hostile aux grévistes dès l'entame du conflit social, rapporte que les entrepreneurs Messing frères «s'étaient débarrassés de quelques éléments turbulents, incompatibles avec la tranquillité du travail». Sur quoi le correspondant enchaîne: «Mais il n'y aurait plus d'entreprise possible, si le patron n'avait pas la faculté d'éliminer ceux de ses ouvriers qui compromettent le succès de l'œuvre commencée.» Mal leur en prit (...)

5 centimes de plus par heure
(...) Les grévistes demandent une augmentation de salaire de 5 ct. par heure, une diminution des heures de travail et le réengagement des ouvriers (2-3 selon Le Démocrate) récemment congédiés «pour de très bons motifs» par l'entreprise. Le Démocrate estime les réclamations des grévistes sans fondement sérieux en ce qui concerne le salaire et la durée du travail journalier, étant donné que lors de la première grève, un mois auparavant, aplanie suite à l'intervention de M. Joliat, directeur de la police cantonale, «les ouvriers s'étaient déclarés contents» à ce sujet. S'ils se manifestent alors, «c'est sans doute uniquement pour obéir "aux pernicieux conseils" de ceux que l'on pourrait appeler "les entrepreneurs de grève", les sieurs Depauli et consorts, contre lesquels il est certes bien regrettable que la police ne puisse pas agir avec plus de rigueur, vu l'insuffisance du code en la matière». Ainsi, à l'instar de son homologue conservateur, le quotidien libéral fustige les meneurs de grève. Le Franc-Montagnard (...) regrette la méthode mais n'en reconnaît pas moins, implicitement, la légitimité de certaines revendications (...)

Des meneurs suisses et italiens
Le chef incontesté des grévistes est un dénommé Depauli - cité aussi De Pauli(s), De(-)Paulis -, arrivé sur place le 21 août, ressortissant italien comme la plupart des ouvriers qui construisent la ligne de chemin de fer, secrétaire ouvrier de la Fédération italienne, donc sans doute anarchiste. Il est connu des journalistes pour avoir été mêlé précédemment à la grève de Montfaucon. A ses côtés, on trouve, dans un premier temps, un certain Luccheni, «parent, dit-on, de l'assassin de l'impératrice d'Autriche», rumeur qui sera démentie par la suite, et un troisième larron qu'on dit être conseiller municipal à Lausanne. Dans un second temps, le 2 septembre, apparaissent entre autres meneurs les dénommés Ferrari et Cassini (ou Casini), dont l'un est anarchiste; il est possible que Ferrari soit de ceux qui quittent le chantier le jour même, étant donné qu'il n'est plus mentionné ultérieurement. Quant à Cassini, il fuit en France pour éviter une arrestation, le 4 ou 5 septembre, avec Depauli, revenu entre-temps haranguer et guider ses fidèles le 30 août. Il y a eu d'autres meneurs, suisses ou italiens, mais les journaux n'en ont pas conservé les noms. Pour la petite histoire, notons encore que du 27 août au 4 septembre, les grévistes avaient pris quartier dans le hameau de Sceut, où ils tenaient des réunions et où ils avaient installé une cantine pour nourrir gratuitement les leurs.

Des renvois allument la mèche
C'est le renvoi, entre le 20 et 22 du mois, de certains ouvriers, maçons et terrassiers pour la plupart, qui met le feu aux poudres entre les entrepreneurs et les ouvriers de la 1re section de la ligne Glovelier-Saignelégier, à hauteur de St-Brais. Depauli, qui avait déjà été actif un mois plus tôt lors de la grève de Montfaucon, est alors appelé sur les lieux et des discussions ont eu lieu le 21 au soir à Sceut. A ce moment-là, la grève n'est encore que sectorielle, mais déjà la crainte d'une grève qui se généraliserait sourd. Et en effet, les ouvriers du chantier de Saignelégier, 2e section du SG, à hauteur de Saignelégier, ont cessé le travail le matin du 22: «Il est bien possible qu'on est à la veille d'une grève générale qui comprendrait les ouvriers des deux sections», présumait alors Le Franc-Montagnard. Et en effet, c'est ce qui ne tarde pas à arriver, entre le 24, selon Le Pays et le 26 pour Le Démocrate, la grève gagne progressivement tout le chantier du RSG (...)

Une loco lapidée
(...) Des scènes d'intimidation voient alors le jour: blocage d'une locomotive qui amenait pierres et matériaux sur la ligne le 24 (ndlr: août); le 25 on contraint les ouvriers de la forge et du tunnel Bolman, vers St-Brais, à cesser leurs activités, allant même jusqu'à confisquer leurs lampes de mineurs, tandis que le soir les grévistes ont lancé de grosses pierres contre une locomotive appartenant aux entrepreneurs Messing frères, sans pour autant la détruire; rebelote le 26, lorsque les grévistes ont jeté des pierres contre un train d'ouvriers partant au travail, etc. Il faut noter que pour spectaculaires qu'elles soient, ces manœuvres n'aboutissent jamais à ce qu'on en vienne aux mains ni contre ceux qui continuent le travail, ni contre la police qui ne cesse d'augmenter sa présence sur les lieux, passant de quelques unités le 26 août à 13 ou 18 gendarmes déterminés (20 selon Le Démocrate) le lendemain. Depauli et Luccheni quittent la région le 27 août au matin, le premier pour Lausanne ou Locarno, le second pour l'Allemagne, suite à l'insuccès de la grève, selon les journaux. Deux autres «suspects d'anarchisme» les accompagnaient dans leur départ (...)

Des gendarmes sur la voie
(...) Le 3 septembre, la grève semble atteindre son paroxysme, attesté par la présence de 67 gendarmes déployés à Glovelier, Sceut et Saint-Brais «pour protéger les ouvriers et garder les chantiers et les bureaux de l'entreprise». (...) Le rôle des policiers était non seulement de protéger les bureaux des entrepreneurs, qui voient défiler des cortèges de protestation réguliers - ainsi le 30 août, à l'heure du dîner, 252 (sic) grévistes, «drapeau rouge en tête», défilent à St-Brais -, mais aussi de protéger les ouvriers qui continuèrent de travailler durant cette période mouvementée. Pour ce faire, les agents furent placés tout le long de la ligne (...)
Une médiation ou un «arbitrage d'une personne qualifiée et désintéressée» au jugement de laquelle patrons et travailleurs déclareraient se soumettre fut bien tenté, notamment par l'intermédiaire du conseiller d'Etat Joliat, qui se trouve à Glovelier les 26 et 27 août, et d'un certain Reimann, de Bienne, hélas sans succès semble-t-il (...) Le 3 septembre, arguant d'un prétexte, les gendarmes commencent à procéder à l'arrestation des meneurs, au nombre de trois, dont les papiers n'étaient pas en règle, et qui sont dirigés sur Berne pour être expulsés du pays par la police centrale. Les trois journaux soutiennent ces mesures énergiques. Ce prétexte était vraisemblablement fort valable, car tout au long de la grève, par petits groupes, certains grévistes et meneurs avaient retiré leurs papiers et s'étaient fait verser leur dû, sans doute en prévision d'un éventuel coup dur. Ces arrestations achèvent de mettre un terme définitif à la grève (...)

Les grévistes sont remplacés
(...) Quant à l'entrepreneur Messing frères, après avoir fait fermer ses chantiers jusqu'à nouvel ordre le 25 août, il entreprit de réengager du personnel par wagons entiers pour remplacer les grévistes mis à pied, et ce alors que l'interruption de travail n'avait pas encore cessé: 60 ouvriers remplaçants arrivés le 30 août. En fin de grève, il continue le même procédé, embauchant 80 ouvriers pour remplacer les grévistes «ces jours derniers» (autour du 2 septembre), une centaine de nouveaux ouvriers - venant de Bâle ou du duché de Bade, selon Le Démocrate - le 3, et environ 70-100 ouvriers le 5 septembre, pour remplacer non seulement les grévistes, mais aussi les ouvriers qui, intimidés, ont quitté l'entreprise; suite à quoi le travail a repris sur toute la ligne, mais le contingent de travailleurs était alors plus faible qu'avant la grève. De nouveaux ouvriers sont encore arrivés le soir même. Au final, après décompte, tout porte à croire que tous les grévistes furent purement et simplement renvoyés et remplacés par de nouveaux ouvriers (...)

Les facteurs de tension
(...) Les Chemins de fer du Jura sont l'aboutissement de la réunion de quatre compagnies (...) Des quatre tronçons à voie étroite du réseau des CJ, la section Saignelégier-Glovelier est la plus difficile à construire: «Le régional Saignelégier-Glovelier pose un véritable défi à ses promoteurs: comment vaincre les 478 mètres de dénivelée qui séparent la vallée de Delémont au chef-lieu des Franches-Montagnes?» (...) La ligne est mise en chantier le 1er septembre 1901, «mais l'avancée des travaux est perturbée par des grèves ouvrières, des imprévus géologiques et des éboulements de terrain. Il faut encore signaler la mort du Président, M. Boéchat, avant la fin de la construction, de même que celle de cinq ouvriers en raison des travaux difficiles.» En définitive, les conditions de travail, les problèmes de liquidités, les ravages de l'alcool et le brassage des nationalités - donc des idées politiques - constituent les paramètres expliquant l'émergence d'une agitation sociale régionale, concrétisée par la grève de 1902.

Johann Boillat et Philippe Hebeisen


Pour des raisons d'espace, notre rédaction a pris la liberté de supprimer de larges extraits du récit et toutes les notes de bas de page. Les titres et intertitres ont également été changés. La version intégrale de ce texte est parue dans la Lettre d'information du Cercle d'études historiques de la Société jurassienne d'émulation. Vous pouvez vous la procurer à l'adresse suivante: rue du Gravier 8, 2900 Porrentruy 2, tél. 032 466 92 57.

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