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Derrière le fossé salarial se cache un hold-up social

La prédation du capitalisme financier se double d'une agression sociale. Démonstration dans le livre

Licenciements boursiers, travail précarisé, insécurité de l'emploi, élargissement du fossé salarial: le capitalisme financier n'en finit pas de faire des ravages, sur fond d'une crise dont il est le responsable. Cette prédation économique s'accompagne d'une véritable agression sociale qui avance masquée derrière un langage feutré. Les sociologues Michel et Monique Pinçon en démontent les rouages dans un livre fraîchement sorti de presse, «La violence des riches, chronique d'une immense casse sociale».

Les médias français se les arrachent. Sociologues et anciens directeurs de recherche au CNRS à Paris, Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot viennent de signer aux éditions Zones un ouvrage qui fait l'effet d'une petite bombe. Et pour cause, au fil d'une enquête rigoureuse, ils démontrent que les agressions sociales contre les classes populaires commises par les acteurs du capitalisme financier à la sauce néolibérale sont beaucoup plus graves que la délinquance ordinaire dont on ne cesse de nous rebattre les oreilles.

Travailleurs déshumanisés
Chiffres et faits à l'appui, les auteurs dénoncent «les dérives folles d'une finance qui, tel un gang, pille l'économie réelle et le travail de milliards d'êtres humains». Pillage? «Seul le travail manuel et intellectuel est créateur de richesse. Or (en France) la part des dividendes dans les bénéfices distribués est en augmentation constante, passant de 3% en 1982 à 12% aujourd'hui. L'argent engendré par le jeu spéculatif des salles de marché s'y ajoute. Le tout pénétrant dans l'économie réelle, les joueurs peuvent acquérir les richesses qui y circulent, dont les ressources naturelles qui sont pourtant un bien commun de l'humanité. La finance spéculative est prédatrice, elle prend sans donner. (...) Elément de la production parmi les autres, le travailleur vit une profonde déshumanisation, sa personne étant réduite à une ressource productive gérée, au même titre que le parc de machines, au profit des actionnaires et des dirigeants.»
En parallèle, ces milieux tendent à transformer l'Etat en société de services pour les dominants. «Avançant sous le masque de la démocratie et des droits de l'homme, avec cette capacité à transformer, par l'intermédiaire du droit et de l'art, leurs intérêts particuliers en intérêt général, les plus riches peuvent exercer un pouvoir démesuré.»
Et malgré cela certains milliardaires n'hésitent pas à se présenter en victimes dès que l'Etat entend les taxer davantage. Leur arme préférée? La menace de s'exiler vers des paradis fiscaux, ou la fraude: «L'administration fiscale privilégie la négociation avec les fraudeurs, dans un entre-soi moins traumatisant pour le riche prévenu. Le fraudeur peut alors traiter avec le fisc comme avec n'importe quel partenaire en affaires et négocier en fonction de multiples critères le montant de son imposition. La fraude a atteint une telle envergure qu'en 2012, l'administration fiscale a pu collecter 18 milliards d'euros de droits et pénalités. Mais les sanctions restent modestes par rapport à l'ampleur de la fraude.»

Le détournement de mots
La domination et la prédation économiques ne peuvent s'imposer qu'en taisant leurs véritables mobiles, qu'en se cachant derrière un langage qui fait passer la maximisation des profits pour un besoin de compétitivité profitable à tous. Ainsi, les auteurs constatent qu'en France, l'on présente le plus souvent les riches comme des créateurs de richesse et les travailleurs comme des charges. «Les salariés doivent être sans cesse rappelés à leur statut, avec des salaires qui ne sont plus que des coûts, des charges toujours trop lourdes pour ces créateurs et ces bienfaiteurs de l'humanité que sont devenus leurs dirigeants. (...) Le discours économique est devenu pervers: ce sont les riches qui seraient menacés par l'avidité d'un peuple dont les "coûts", c'est-à-dire les salaires et les protections sociales, deviendraient insupportables. Le salarié ordinaire est ainsi mis devant le fait accompli: il est peu de chose, et les grands de ce monde sont dans un autre univers où brillent de tous leurs feux leurs qualités et les récompenses qui y sont attachées.» Ce renversement des rôles est si insensé qu'il inspire une tirade ironique des auteurs. «Le travailleur est non seulement un parasite, mais, plus encore, un élément néfaste dans la compétitivité généralisée. Il n'est pas étonnant mais logique et rationnel qu'il soit remplacé par des forces de travail moins gloutonnes, qui existent au-delà des mers. Il faut reconnaître qu'il y a quelques abus à voir l'ouvrier vivant en France bénéficier d'un Smic à 1121 euros alors qu'il oscille en Chine entre 155 et 185 euros.»

Le passé ouvrier zappé
Le langage revisité par les pouvoirs financiers néolibéraux et relayé par les tenants de la pensée dominante s'est débarrassé du passé populaire historique. «Faire disparaître, faire oublier les luttes du passé à tout jamais est un enjeu stratégique pour les dominants: cela contribue à faire reconnaître le libéralisme comme "le" système économique allant de soi, efficient et incontournable. La mémoire ouvrière est malmenée, caricaturée et passée sous silence. L'histoire doit être ramenée à celle des seuls puissants. (...) Le mot "ouvrier" a disparu du langage officiel, rasant du même coup ce qui viendrait à rappeler la lutte des classes. Les ouvriers qualifiés sont désormais des "opérateurs de production", les manœuvres des "techniciens de surface" et les coursiers des "agents de liaison". La bourgeoisie ne pouvant pas dire que la mondialisation de la finance lui permet de prendre le pouvoir à l'échelle de la planète et d'écraser les peuples, elle doit donc rester dans le mensonge, l'imprécision, la contradiction, l'esquive et le louvoiement. Pour faire accepter les décisions les plus controversées, celles qui ont le plus de mal à être acceptées, les responsables des entreprises s'abritent derrière un argument en apparence irréfutable: les catastrophes industrielles et marchandes relèvent d'une inéluctabilité fatale puisqu'elles appartiennent, comme les catastrophes naturelles, tremblements de terre et tsunamis, au seul destin dont décident les forces naturelles du marché, mystérieuses et assez puissantes pour rendre vaine toute volonté humaine de le contrecarrer.»
Les mots du pouvoir contribuent à faire accepter comme inéluctable un système inégalitaire fondé sur de grandes injustices. «Par l'intermédiaire du droit, de l'art et de la culture, les dominants parviennent à généraliser et à universaliser leurs valeurs, leurs modes de vie et leurs intérêts économiques et financiers. C'est ainsi que "leur" droit devient "le" droit, "leurs lois", "les" lois, "leur" crise, "la" crise.»
Dans leurs conclusions, les auteurs considèrent «qu'il n'y a pas d'autre solution que de rompre avec un capitalisme devenu irresponsable, l'appât du gain immédiat faisant perdre le sens du possible et de la solidarité. Il faut faire rendre raison à ce système économico-politique qui a fait son temps. Sa perpétuation ne pourrait déboucher que sur une déflagration mondiale où le sens de l'intérêt collectif laisserait la place à une régression atroce par rapport aux acquis de l'époque des Lumières. Avec l'obscurité de la nuit réactionnaire pour quelques siècles.» A bon entendeur...

Pierre Noverraz



Les salaires colossaux sont injustifiables

Comment justifier qu'un directeur général puisse gagner des dizaines et des centaines de fois plus qu'un simple travailleur, s'interrogent les auteurs du livre? Impossible, sinon en le présentant comme un être d'exception travaillant pour l'emploi et l'intérêt général. «En construisant leur image de meneurs d'hommes dont l'autorité est fondée sur des compétences exceptionnelles, que le passage par les grandes écoles atteste, les dirigeants des groupes industriels et financiers se posent en surhommes pouvant exiger des rémunérations exorbitantes par rapport à ce que gagnent les Français. Ces riches ont fait sécession: ils se situent hors du sort commun.» Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot relèvent que la moyenne des rémunérations des dirigeants des 40 plus grandes sociétés françaises (CAC 40) s'est élevée l'année dernière à 2,3 millions d'euros. Les dividendes versés à ces managers n'ont pas de rapport avec les résultats de leurs sociétés. Ils restent élevés même en cas de baisse et de perte. «Ce n'est donc pas grâce à des qualités surhumaines que les grands patrons se rémunèrent en millions d'euros, c'est bien parce qu'ils décident entre eux de se payer aussi royalement sur le dos des travailleurs.» Les auteurs relaient le propos de Philippe Steiner dans son ouvrage «Les rémunérations obscènes»: «La fiction qui permet aux dirigeants de placer un «je» en lieu et place de dizaines de milliers de salariés, de leur travail, de leur activité et de leurs innovations, sans lesquels l'entreprise n'est rien, est désormais au cœur de l'appropriation des profits sous forme de rémunérations obscènes, dans l'industrie comme dans la finance.»
PN