«C’est la première fois que je voyais la mer»
Erythréen, Musab Idress a traversé l’enfer pour arriver en Suisse. Son exil comme son intégration forcent le respect
La liberté. C’est pour en sentir le goût que Musab Idress a décidé de s’exiler. Il raconte être né deux fois. Le 5 juillet 1995 d'abord, en Erythrée. Puis le 5 juillet 2014, le jour de son arrivée en Suisse. «Le meilleur cadeau de ma vie», dit-il avec une maîtrise de la langue française épatante.
Son enfance, le jeune homme s’en rappelle comme heureuse, même s’il vivait sous une tente de l’Unicef dans un camp de réfugiés érythréens au Soudan, et marchait plusieurs heures pour se rendre à l’école. «On vivait dans la misère, mais mes parents ont tout fait pour qu’on ne la sente pas.»
A 15 ans, avec son frère, il part pour la capitale, Khartoum. De petits boulots en petits boulots, Musab, amoureux des langues, parlant déjà l’arabe et le tigré (une des langues érythréennes), réussit à prendre des cours d’anglais. Et se prend à rêver d’une autre vie… en Europe. «Je savais qu’il y avait un risque de mort. Mais en restant au Soudan, aussi. La police nous maltraitait et nous harcelait. Les Erythréens n’y ont aucun droit.»
Pour le jeune Musab, la seule issue à la pauvreté et à l’insécurité chronique est de monter dans le camion d’un passeur, direction la Lybie. «Je pensais que le voyage dans le désert allait durer cinq jours… non pas quinze! Nous étions 350, transportés comme des marchandises. La nuit, on creusait un trou dans le sable pour dormir. Le lendemain, recouvert de sable, on en sortait comme des morts vivants d’Halloween», se souvient-il, avec le sourire d’un rescapé. Après dix jours, le groupe est livré aux trafiquants libyens. «C’est là où j’ai vu l’enfer, dans les dunes où l’on devait pousser les 4X4 qui s’enlisaient. On s’est fait frapper avec des barres de métal, menacés sans cesse avec des armes.»
L’horreur en Libye
N’ayant pas payé les 600 dollars qu’il doit, Musab se retrouve emprisonné, à peine nourri au pain et à l’eau. «Le premier jour de notre arrivée, le chef est venu. Il a demandé aux anciens de se mettre d’un côté et de nous montrer leurs traces de torture. Puis, il m’a tendu un téléphone, deux secondes seulement, pour demander l’argent à mon frère.»
Grâce à ce dernier, le jeune homme est libéré, emmené dans le coffre d’une voiture et relâché dans une zone industrielle d'Ajdabiya. Débrouillard, guidé par son cœur et sa bonne étoile, il trouve à se loger en travaillant dans un garage, puis dans une cafétéria, afin d’économiser l’argent nécessaire à la suite du voyage. «La nuit, on entendait des cris sans pouvoir rien faire, car c’était trop dangereux de sortir. La Libye, c’est la guerre dans un Etat sans loi.»
Pétrolier salvateur
Musab Idress fait penser, du haut de ses 25 ans, à un vieux sage qui aurait vécu plusieurs vies. Avec calme, il continue son récit, intense et tortueux, trop long pour ces quelques lignes à disposition. Une route marquée par la peur, les armes pointées sur lui, les arrestations, jusqu’au jour du départ depuis une plage de Zouara. «C’est la première fois que je voyais la mer. Les vagues étaient énormes. Je ne savais pas nager. Heureusement, je suis grand, j’ai réussi en sautant à atteindre le petit bateau gonflable. Mais des personnes se sont noyées avant même de l’atteindre, car elles n'avaient plus pied.»
Les survivants rejoignent un bateau un peu plus grand, où ils s’entassent. Musab réussit à s’endormir, en se disant qu’il préfère ne pas voir la mort en face. «Lorsque j’ai ouvert les yeux, j’avais comme un mur devant moi: un pétrolier. On était sauvés! On a été nourris trois fois par jour. C’est énorme ce qu’il a fait pour nous. On dormait sur le pont, on voyait les étoiles, c’était merveilleux. On avait tant enduré pour arriver jusque-là: la famine, la soif, la peur... On nous a laissés à Palerme où l’accueil a été très chaleureux.»
La Suisse par hasard
Transféré sur le continent, Musab imagine continuer sa route vers l’Angleterre, sans autre raison que le fait de savoir l’anglais. Mais, au gré de ses rencontres, arrive à Chiasso, d’où il est envoyé à Vallorbe. C’est le jour de ses 19 ans. «A mon arrivée, j’ai dormi dans un lit, en sécurité. A ce moment-là, je me suis dit que c’était ici que j’allais construire la vie dont je rêvais.»
Après avoir habité dans des foyers et un bunker, le jeune homme a été accueilli il y a quatre ans chez une famille à Renens. «Elle m’a tellement aidé. C’est ma famille maintenant que je respecte autant que mes parents.» Pour ces derniers, au Soudan, il a pu envoyer, grâce à son travail, l’argent nécessaire à la construction d’une maison et d’un petit magasin.
Après avoir terminé un apprentissage de monteur d’ascenseurs chez Schindler – «J’ai eu un super formateur, je ne sais toujours pas comment le remercier…» – Musab Idress a été engagé le 1er octobre dans une entreprise à Renens comme mécanicien en appareils à moteur. Un contrat à durée indéterminée à 100%, malgré son permis «F réfugié». C’est que le jeune homme, par sa grande sincérité, inspire confiance. «Je raconte mon histoire. Je n’ai rien à cacher. Quand on explique ce qu’on a vécu, les gens sont touchés, et la relation se crée. Alors que les Erythréens sont généralement très timides, notre parcours nous enseigne à être débrouillards et sociables. Ce sont des qualités aussi utiles pour un employeur. Et savoir la langue, c’est la clé pour travailler.»
Parler lui permet aussi d’évacuer ses cauchemars. «Mon adolescence, je ne l’ai pas vécue. J’étais en route, en prison, face à des monstres pour qui je n’étais qu’un esclave. Mais grâce à cette expérience, je n'ai plus peur des changements et, peu à peu, je sens qu’à l’intérieur de moi mon passé se nettoie. Ici, je me suis trouvé, j’ai découvert mon potentiel», explique-t-il tout en rêvant de se former encore, peut-être en relations internationales à l’Université, tant les études le passionnent. A l’entendre, rien n’est impossible.