Christophe Gallaz, tout un monde dans ses chroniques

Certaines chroniques ont permis à Christophe Gallaz d’ouvrir les portes de rédactions prestigieuses et de tisser des liens durables d’amitié.
Les écrits sélectionnés et publiés par la maison Antipodes établissent le portrait en creux d’une figure romande qui n’a jamais perdu de son mordant.
Un étrange télescopage se produit lorsqu’on rencontre pour la première fois Christophe Gallaz. Une collision, en quelque sorte, entre la quiétude et la sérénité qui se dégage de cette figure du paysage médiatique romand et le propos percutant et sans concession dont a souvent fait preuve sa plume lorsqu’il s’est agi de rédiger des chroniques. Attablé dans un café lausannois, l’homme accueille avec une modestie certaine et se présente avec des mots à peine plus marqués qu’un murmure. Des propos se suivent, entrecoupés parfois par des silences, par un index posé sur les lèvres qui accompagne de courts moments de réflexion.
Au fil de l’échange qui s’installe naturellement, le natif de Valeyres-sous-Rances (VD) prend le temps qu’il faut pour expliquer pourquoi il est devenu LE chroniqueur que les lecteurs de Suisse romande et de ses environs ont tant aimé lire. Et qu’ils lisent toujours dans les pages de L’Evénement syndical. Durant sa longue carrière, Christophe Gallaz a posé ses pensées un peu partout. Sous nos latitudes, principalement: du Nouveau Quotidien au Temps, en passant par Le Matin Dimanche, là où il s’est enraciné durant de longues décennies. Et ailleurs? Ailleurs aussi. Les rédactions du Monde, de Libération ou des Inrockuptibles ont également vu passer ses contributions.
La vocation par un drame
Le corpus imposant d’écrits est aujourd’hui au cœur d’une opération éditoriale réjouissante: la maison lausannoise Antipodes en a sélectionné un bon nombre, issus des journaux cités, mais aussi d’autres supports (catalogues, magazines…) pour une sorte de gros best of au titre évocateur: Au creux du monde. Les premières traces présentes dans le volume remontent au début de l’année 1982. On y croise notamment une réponse au vitriol aux affirmations très conservatrices de la philosophe genevoise Jeanne Hersch à propos de la jeunesse suisse. En retrouvant ces textes lointains, on peut se demander comment est née sa vocation de la chronique, de cet exercice que Gallaz définit, sourire en coin, comme «l’art de désigner ce qui est intangible et permanent dans nos sociétés»?
La première motivation remonte à loin. «Elle est accidentelle. Un jour, mon frère a été renversé et tué par une voiture alors qu’il réparait sa moto tombée en panne au bord d’une route. Ce drame a ouvert en moi un espace qui m’a permis de creuser et d’écrire sur ce que j’observe au quotidien.» De ses années d’enfance et d’adolescence, il évoque en pointillé la succession d’échecs scolaires. Et déjà, se profilait à l’époque une mise à distance du monde, non pas un désintérêt pour ce qu’il s’y passait, mais une manière d’observer et d’évaluer son environnement. Voilà qui préfigurait ses futures activités. Celles-ci se concrétisent plus tard, au sein de la Tribune de Genève, puis à la Tribune Dimanche – ancêtre du Matin Dimanche –, où il rédige ses premières contributions. L’aménagement du territoire est alors le domaine sur lequel il est appelé à se prononcer, mais les thèmes ne feront que s’élargir ensuite. La politique, les arts, le monde de la presse, les faits de société, le sport, les faits divers… presque aucun domaine n’échappera à son regard. Ce qui a changé à travers les décennies dans la pratique de l’écriture? «Disons qu’il y a eu des aspects qui se sont déliés. La clarté, la netteté des pensées. Cela a sans doute aiguisé ma manière de voir le réel, de prendre tout ce que j’observe comme le symptôme de quelque chose d’autre, ou encore d’établir des corrélations entre des faits et des phénomènes en apparence éloignés.»
Le poignard de Jacques Chessex
Ses chroniques lui ont permis dans certains cas d’ouvrir les portes de rédactions prestigieuses. En mars 1990, par exemple, ses «Notes sur un film escroc», critique virulente au succès planétaire qu’a été Le Cercle des poètes disparus, tombent entre les mains de Louis Skorecki, journaliste de Libération en vacances dans la vallée de Joux. Deux jours plus tard, l’article rebondit dans les pages du quotidien parisien. Ce fut le premier pas d’une relation qui se prolongera dans le temps. D’autres écrits encore ont permis de tisser des liens d’amitié qui ont perduré. Jean-Luc Godard, Freddy Buache ou Jean Lecoultre en sont des illustrations.
l est arrivé aussi que des portes se ferment, du moins provisoirement, ou que la foudre tombe sur la tête de l’auteur. Avec «Une impuissance de la littérature indigène», parue en janvier 1991, Christophe Gallaz attise la colère de Jacques Chessex, qui brandit sous son nez un poignard, au Café Romand de Lausanne, quelques jours après la publication du billet. «On m’a fermé la porte du Matin Dimanche, aussi, à deux reprises.» Chassé par des rédacteurs en chef peu scrupuleux, le chroniqueur est à chaque fois revenu dans les pages, sous la pression des éditeurs ou grâce à la forte mobilisation de l’opinion publique.
Alors que paraît Au creux du monde, impossible de ne pas voir dans ces pages le bilan d’une carrière. Christophe Gallaz dit avoir placé «un coin d’épicerie fine dans le supermarché» en distillant ses pensées dans Le Matin Dimanche. Mais il refuse toute forme de nostalgie. «Je pourrais bien sûr ressentir de la mélancolie si je considère tout ce qui est rétrospectif. En réalité, je suis déjà passé à mes projets à venir, et il y en a un certain nombre.» Des regrets? Des chroniques qu’il n’aurait pas dû écrire? «Non, aucun regret, conclut-il, sinon pour des broutilles formelles sur lesquelles je reviens, entre moi et moi.»
Christophe Gallaz, «Au creux du monde», Antipodes, 2025, 365 p.