Une formation syndicale originale, s’inspirant de succès obtenus aux Etats-Unis dans de nombreuses luttes, est mise sur pied à l’échelle mondiale. Gratuite, elle est accessible en visioconférence à tous les groupes de travailleurs ou de militants souhaitant se mobiliser pour leurs revendications
Un programme de formation novateur pourrait-il donner un coup de fouet au mouvement syndical? Le module gratuit proposé en ligne depuis 2019 par la Fondation allemande Rosa-Luxemburg s’annonce en tout cas prometteur. Rien de moins que «S’organiser pour le pouvoir» (Organizing for power), comme le souligne le titre ambitieux du programme par visioconférence, qui s’adresse à des groupes de syndicalistes et de militants d’au moins dix personnes, partout dans le monde. Une initiative qui a déjà connu un énorme succès: 25000 militants et professionnels, de 130 différents pays, y ont déjà participé, grâce à un travail en quinze langues et à la maîtrise de la communication à distance expérimentée pendant la pandémie.
Inspirés par le travail syndical de base de la militante et universitaire Jane McAlevey aux Etats-Unis, qui a mené de nombreuses luttes victorieuses dans son pays et a conseillé avec succès des syndicalistes en Europe, ces ateliers partent du principe qu’il faut construire patiemment des majorités, voire des «super-majorités», sur les lieux de travail pour remporter des victoires décisives. C’est possible en particulier en améliorant les compétences des syndicalistes en matière de communication avec les travailleurs qui ne sont pas déjà acquis à la cause, assurent les organisateurs. Dans ses livres*, qui ont une grande influence sur le renouveau du syndicalisme étatsunien, notamment au sein des luttes récentes chez Amazon, Apple et Starbucks, Jane McAlevey insiste sur l’importance du travail d'organisation en profondeur (deep organizing) et sur la centralité de la grève comme perspective pour construire le pouvoir syndical.
L’Evénement syndical a voulu en savoir plus en interrogeant à Genève Ethan Earle, coordinateur du programme. Une nouvelle session de formation débute en effet le 8 février prochain (voir ci-dessous), et il est encore temps de s’y inscrire.
Quelle est la particularité de votre formation?
Ethan Earle: Notre approche est basée sur l’«organisation», plutôt que la «mobilisation». Durant les dernières décennies du XXe siècle et les premières du XXIe siècle, de nombreux syndicats et groupes de militants se sont concentrés sur les mobilisations, en se focalisant parfois sur un jour de manifestation ou des actions de lobby auprès des autorités, mais sans construire à la base des groupes soudés, forts et formés, capables de continuer les campagnes sur la durée et d’élaborer des stratégies durables. Pour nous, il s’agit de revenir aux bases de l’organisation en profondeur et de constituer les participants en tant que sujets politiques, dans le sens large du terme, comme acteurs du changement. Je crois que cette approche explique le succès de la formation «S’organiser pour le pouvoir».
En quoi consiste cette formation?
C’est un programme basé sur l’acquisition de compétences. L’une d’elles est de devenir capable de mieux savoir parler aux travailleurs et aux personnes qui ne sont pas convaincues au départ par notre démarche. Il s’agit de développer avec eux des campagnes dotées de la discipline et des méthodes qui leur permettent d’obtenir des avantages concrets. La formation concerne surtout les syndicats (jusqu’alors 70% des participants), mais est ouverte à d’autres mouvements: activistes pour le climat, pour le droit au logement, etc. Nous utilisons des outils spécifiques comme la manière de conduire avec succès une conversation interpersonnelle, la sémantique (les mots à utiliser et ceux à éviter) et l’identification des «meneurs». Nous nous servons aussi d’un outil appelé «cartographie» (charting), qui aide à identifier et à représenter graphiquement les relations de pouvoir existantes sur le lieu de travail ou dans l’entreprise. Il permet de visualiser où et comment ce pouvoir peut être «déplacé» ou transformé, notamment par le recours à des alliés. Nous avons également l’outil de «test de structure». Il consiste à développer des actions graduelles et croissantes qui permettent de générer de la cohésion à l’intérieur des groupes, de forger progressivement des majorités et d’envoyer un signal clair à nos adversaires. D’une première demande adressée à la direction suivie d’un refus, nous passons par exemple à une pétition majoritaire, un événement médiatique, une journée d’action ou une manifestation, puis à la grève.
Qu’est-ce qui fait l’originalité de votre approche?
Je ne crois pas que ce soit original. Il s’agit de méthodes très anciennes d’organisation de conflit de classe. Nous y revenons en les modernisant. C’est juste que nous constatons que les cinquante dernières années ont vu le développement d’un syndicalisme plus conciliant et moins centré sur le conflit de classes, lequel a mené à des tendances à la bureaucratisation et, finalement, à l’érosion des droits des travailleurs. Il nous faut revenir à l’organisation depuis la base. Dans certains syndicats, il y a d’un côté des membres démobilisés et inactifs et de l’autre un leadership qui ne s’engage pas dans l’organisation de ses adhérents. Cela peut être arrangeant aux yeux de certains dans le contexte de luttes uniquement défensives. Il faut montrer distinctement qu’il y a une ligne de fracture bien claire entre les intérêts des employés et ceux des patrons et que seul le conflit permet de renverser un rapport de force.
La construction de «super-majorités», cela sonne quand même original… et difficile à atteindre…
L’expérience a prouvé que c’est possible et nous disposons des méthodes pour y parvenir.
Qu’enseignez-vous pour réussir à faire «monter à bord» les travailleurs qui ne sont pas a priori conscientisés par la cause syndicale, ou y sont même au départ un peu hostiles…
Nous suggérons de commencer par demander à ces collègues de nous parler de deux ou trois choses qu’ils voudraient changer sur leur poste de travail. Il convient de beaucoup plus écouter que de parler. On finit par comprendre ce qui importe vraiment dans leurs vies et par trouver des points d’intersection entre les différents travailleurs. C’est sur cette base que l’on peut construire une campagne réunissant des majorités, et gagner! On finit par s’accorder sur trois ou quatre priorités, cela peut être: engager plus de personnel, augmenter les salaires, diminuer les heures de travail ou aménager simplement les horaires pour les rendre plus compatibles avec la vie de famille… Au terme de l’entretien, nous venons avec une demande très précise à notre interlocuteur: venir à la prochaine réunion du personnel par exemple.
A vous entendre, cela paraît simple, mais sur le terrain, les collègues se montrent souvent très réticents, certains ont même des idées rétrogrades parfois…
On peut trouver des points communs et des possibilités d’avancer ensemble avec n’importe qui quand il s’agit d’améliorer les conditions de travail. Ces convergences que nous trouvons, qui bénéficient à tous, doivent être placés au centre de la lutte. Nous n’essayons pas de convaincre mais de découvrir ce qui compte vraiment pour les travailleurs, de sorte à intégrer cela dans la campagne en question.
Une des techniques que vous enseignez consiste à identifier les «meneurs», les leaders? De quoi s’agit-il?
Sur les lieux de travail et au sein des équipes, il y a des «meneurs» qui ne sont pas nécessairement identifiés comme tels. Ce sont souvent des personnes en position d’autorité informelle, qui sont bons dans ce qu’ils font, reconnus par leurs collègues. Ils ont parfois des bonnes relations avec la hiérarchie. Ils ont de l’influence et peuvent convaincre beaucoup de monde. Certains sont actifs avec d’autres collègues en dehors du travail, que ce soit en matière d’activités sportives, de sorties ou à l’Eglise. Ils se montrent parfois sceptiques vis-à-vis de l’action syndicale mais cela ne signifie pas qu’il faille renoncer, ils peuvent être ralliés aux causes défendues, et c’est même souvent crucial. Le moment doit être bien choisi pour les aborder, parfois on ne peut y parvenir que quand le processus d’organisation est déjà bien avancé.
Et cela fonctionne? Avez-vous des exemples de réussites facilitées par cette formation?
Oui, en Allemagne, deux groupes de travailleurs des hôpitaux de la Charité et de Vivantes à Berlin ont réussi à obtenir des avancées exceptionnelles pour 30000 travailleurs en utilisant ces techniques. Accompagnés par le syndicat Ver.di, ils ont non seulement réussi à obtenir davantage de personnel, mais aussi des hausses de salaires durables pour toutes les personnes en contrats précaires et les sous-traitants. Une des victoires de cette lutte a été de réunir tous les employés, y compris les équipes de nettoyage, et pas seulement certains corps de métiers. Il a fallu recourir à la grève, parfois pendant plusieurs semaines.
En Tanzanie, l’Union des syndicats de l’industrie et du commerce (Tuico) a réussi à convaincre 7500 travailleurs supplémentaires à devenir membres de leur organisation. Enfin, pour donner un exemple hors syndicat, un gel des loyers d’un grand complexe d’appartements à San Francisco a été décroché par une organisation pour le droit au logement et la justice. Ces victoires nous renforcent dans notre conviction que les compétences et les méthodes que nous enseignons sont efficaces dans de nombreux contextes de luttes dans le monde entier.
* No Shortcuts, organizing for power (2016), A collective bargain (2020), Rising expectation (2012)
Organizing for power: infos et inscriptions
La formation Organizing for power a lieu tous les mercredis, pendant deux heures, durant six semaines sur Internet. Des travaux pratiques et des exercices sont accomplis entre les sessions. La prochaine formation débutera le 8 février. Le groupe doit comprendre au moins 10 personnes. Pour les francophones, une traduction en français est organisée. Inscriptions possibles jusqu’au 6 février.
Un autre module sur le sujet spécifique des négociations sera organisé à un autre moment.