Walter Scheidel, Une histoire des inégalités. De l’âge de pierre au XXIe siècle, Editions Actes Sud, 2021, 784 pages.
Dans l’Histoire et dans de très nombreux pays, les syndicats ont joué un rôle moteur dans la lutte contre les inégalités
Les forts taux de syndicalisation ont en particulier pesé de manière décisive dans les négociations des conventions collectives de travail (CCT) et joué en faveur de l’amélioration des droits des travailleuses et des travailleurs. Ces affirmations émanent de Walter Scheidel, un historien australien de renom, qui a récemment publié une volumineuse Histoire des inégalités. De l’âge de pierre au XXIe siècle*. De manière plus générale, l’auteur note, mais sans déterminisme absolu, que les inégalités ont moins diminué en période de paix et d’abondance qu’après des périodes de déstabilisation et de chaos – les guerres, les révolutions, l’effondrement de l’Etat et les pandémies: ce qu’il nomme les Quatre Cavaliers de l’Apocalypse.
Plus de syndiqués après les guerres
Walter Scheidel remarque, par exemple, qu’aux Etats-Unis, les taux de syndicalisation, qui avaient chuté lors de la guerre de 1914-1918, ont explosé à la suite de deux chocs: la crise des années 1930 d’abord, qui a donné naissance au New Deal (relance de l’économie par le président Démocrate Franklin Roosevelt) et la Loi Wagner de 1935, qui garantissait aux salariés le droit de s’organiser en syndicats et de s’engager dans la négociation de CCT. En 1946, 40% des travailleurs américains étaient syndiqués, et ils seront près de 60% en 1949. Un phénomène semblable a été observé dans la plupart des pays industrialisés. Le Danemark et la Suède ont ainsi vu leur taux de syndicalisation dépasser les niveaux de la Seconde Guerre mondiale et continuer de croître.
Soif de justice
L’auteur indique qu’après s’être renforcé au cours des deux guerres mondiales, le syndicalisme a constitué un frein au retour des inégalités, conjointement aux mesures fiscales progressistes et aux autres formes de réglementation gouvernementale. La fin des deux guerres mondiales n’est pas seulement synonyme d’amélioration des droits sociaux et des conditions de travail, mais aussi d’extension des droits politiques. Le suffrage féminin a été introduit en 1919 en Allemagne, au Luxembourg, aux Pays-Bas et en Suède; en 1944, en France; en 1945, en Italie; en 1946, au Japon; en 1947, à Malte; en Belgique et en Corée du Sud en 1948. Pour l’historien australien, tout cela a été possible parce que «ces bouleversements ont amoindri les distinctions de classe et suscité des attentes de justice et d’équité, de participation à la vie publique, d’inclusion et de reconnaissance des droits sociaux universels». Mais aussi grâce à trois piliers: la syndicalisation, la démocratie et la progressivité de l’impôt. Walter Scheidel ajoute cette remarque fort pertinente: «Il semblerait que la menace soviétique ait aidé à discipliner l’Occident en matière d’inégalités et à favoriser la cohésion sociale.»
Moins de syndiqués, baisse des salaires
A l’inverse, l’idéologie ultralibérale développée par Ronald Reagan et Margaret Thatcher dans les années 1980, ainsi que la déréglementation du marché du travail (augmentation des contrats à durée déterminée, travail temporaire, etc.), ont favorisé une recrudescence des inégalités et un recul de la syndicalisation. «La baisse des effectifs syndicaux et l’érosion des salaires minimums, note Walter Scheidel, ont contribué à augmenter les disparités de revenus.» Cela vaut pour tous les pays industrialisés, alors que «l’affiliation syndicale tend à réduire les inégalités salariales en instituant des normes sociales et des notions d’équité».
Echec chez Amazon
En s’inspirant de la démonstration de Walter Scheidel, nous pouvons conclure par trois réflexions personnelles:
• L’échec des travailleurs de l’entrepôt Amazon de Bessemer, en Alabama, à créer une section syndicale, tient bien sûr à la dureté et à l’intransigeance de la direction d’Amazon et de son PDG Jeff Bezos, et peut-être à des erreurs tactiques du syndicat. Mais il découle aussi de la chute de la syndicalisation à l’échelle nationale: 10% (et 6,3% dans le privé), soit 50% de moins qu’en 1949! Difficile dans ces conditions de créer un vaste mouvement de solidarité.
• En France, les difficultés de millions de salariés s’expliquent en partie par un taux de syndicalisation de 8%, le plus bas d’Europe occidentale.
• En Suisse, l’USS et ses fédérations ont démontré à de multiples reprises que les travailleurs au bénéfice d’une CCT ont des salaires plus élevés et de meilleures conditions de travail que ceux qui sont laissés à eux-mêmes.
Walter Scheidel, Une histoire des inégalités. De l’âge de pierre au XXIe siècle, Editions Actes Sud, 2021, 784 pages.