Joseph Ponthus, A la ligne, feuillets d’usine, Editions de La Table Ronde, Paris, 2019.
Dans son roman "A la ligne", l’ex-ouvrier Joseph Ponthus raconte l’usine comme jamais
«C’est un miracle! Ecrire sur mon travail dans une usine agroalimentaire en Bretagne, en vers libre et sans ponctuation, me semblait le sujet le moins sexy du monde!» Il rit, Joseph Ponthus, en parlant du succès inimaginable d’A la ligne, pour lequel il vient de recevoir un énième prix, celui du roman d’entreprise et du travail. «Il y a deux ans, je déplaçais des carcasses de bêtes mortes sur des rails. Aujourd’hui, je vis de mon écriture. Je suis invité pour en parler dans des endroits merveilleux. Chaque jour, c’est mon anniversaire!» lance l’ancien intérimaire avec l’enthousiasme d’un enfant. La semaine dernière, le Français était à Genève pour une conférence organisée par la Bibliothèque de la Cité. L’occasion de le rencontrer juste en face, sur une terrasse, la pipe à la bouche, les yeux plus clairs que l’océan qui lui fait dire que la Bretagne est un paradis. Même s’il y a vécu l’enfer du travail à la chaîne.
Aujourd’hui, il prend le temps d’un pèlerinage au cimetière des Rois à Genève sur la tombe de l’écrivain argentin Jorge Luis Borges, et sur celle de Grisélidis Réal, écrivaine et militante activiste pour les droits des travailleuses du sexe. Dithyrambique, Joseph Ponthus ne cache pas son admiration pour ces auteurs. Il cite aussi abondamment Apollinaire et Cendrars, deux poètes qui, du jour au lendemain, se sont retrouvés dans les tranchées. La guerre, métaphore du travail à la chaîne pour l’ouvrier-écrivain. «Quand je revois mes potes d’usine, c’est comme une réunion d’anciens combattants. Nous sommes soudés, car on a traversé une épreuve ensemble, que les autres ne peuvent pas comprendre. A l’usine, on ne triche pas, on respecte celui qui travaille bien, on s’entraide. J’ai découvert une partie de moi que je ne connaissais pas. J’ai été élevé comme un intellectuel, mais j’ai été des leurs et je reste l’un des leurs.» Né en 1978 à Reims, sa mère travaille dur pour lui offrir une éducation dans une école privée jésuite. Son goût de la lecture grandit avec lui, comme celui de l’écriture. «Je n’avais pas d’argent, au contraire des étudiants bourgeois, pas de vêtements de marque, et des boutons pleins la face. Je ne jouais pas de la guitare, donc il me restait la poésie pour draguer les filles... mais ça ne marchait pas toujours.»
Le temps volé
Auto-ironique, sincère et ne mâchant pas ses mots, Joseph Ponthus décrit dans A la ligne un monde à part, dur, suintant de souffrances physiques et mentales. Et pourtant, il dit n’avoir pas raconté le pire. «Je décris les petites fleurs qui poussent sur la merde. Sinon, je n’aurais jamais trouvé la force de retourner à l’usine jour après jour. Le temps volé aux ouvriers dans et même hors de l’usine est la question centrale. Rien n’a changé depuis Les Temps modernes de Chaplin en 1936. Le même geste répété pendant 8 heures ne s’arrête pas à la sortie de l’usine. C’est fantastique comme le corps s’adapte, ce qu’il est capable d’endurer», souligne le grand et fin gaillard, qui a été aussi déchiré moralement. «Je n’ai même pas osé faire grève lorsque j’étais intérimaire… pour ne pas perdre mon job», confie l’anarchiste, rompu aux manifs, qui lors du bal de son mariage civil a fait retentir L’Internationale.
C’est pour rejoindre Christelle en Bretagne qu’il quitte en 2015 sa condition d’éducateur en banlieue parisienne. Cet emploi lui avait permis de publier un premier ouvrage collectif en 2012, Nous… la Cité, issu d’un atelier d’écriture. Sa démission lui ôte le droit aux allocations chômage, et les postes dans son domaine sont trop rares dans la région, reste l’agence d’intérim qui alimente en main-d’œuvre les usines géantes de l’agroalimentaire. Du bulot (coquillage) à la vache, du panage de poisson au nettoyage de l’abattoir, Joseph Pontus découvre un univers. «J’étais curieux du monde ouvrier dont j’ignorais toutes les règles, mais ce n’était pas un choix. Je n’allais pas faire un reportage ni une étude, j’y allais pour l’argent.» De 50 à 52 heures de travail par semaine, généralement la nuit, pour 1800 euros net environ, des vacances obligatoires non payées.
L’aliénation
«Dans l’agroalimentaire, on ne construit rien, on déconstruit. C’est l’industrie de la mort. L’ouvrier n’a même pas la fierté de produire, lâche-t-il en confiant son rapport amour-haine à l’usine. J’ai découvert le mot travail au cœur de cette aliénation que représente la vente de sa force de travail. Or, la conscience de classe a été anéantie. Dans une usine, les équipes se définissaient par rapport à leurs clients. Le patronat a réussi la division», dénonce l’anarchiste. Alors pour ne pas sombrer, il trouve la force d’écrire et poste ses textes sur internet pour ses amis inquiets. «Je n’avais pas envie de discuter, seulement de leur dire que c’était dur, mais que j’allais bien.» L’un d’eux les transmet à la maison d’édition La Table Ronde… Et voilà Ponthus sacré chevalier. «Avant la sortie du livre, j’ai lu des passages à mes camarades qui ont aimé et tenu à ce que je garde leurs prénoms. Puis, l’ai envoyé à mes deux chefs, celui de l’usine et celui de l’agence intérimaire», se souvient Joseph Ponthus. Peu après, le 15 décembre 2018, il est mis à la porte. «J’ai pourtant écrit non pas pour dénoncer, mais pour rendre hommage à la classe ouvrière, à mon épouse et à ma mère.» Depuis, loin des chaînes, il voyage pour parler de son expérience ouvrière dans des écoles, sur les plateaux de télévision et dans les journaux, du Figaro à L’Humanité. Traduit déjà dans une dizaine de langues, il a été invité par le réalisateur Emir Kusturica, a mangé – et bu surtout – avec feu Luis Sepúlveda, s’est promené avec Daniel Pennac, et a reçu une lettre de l’écrivain Pierre Michon. Une consécration pour celui qui planche sur son deuxième roman, et confie sans tabou: «Je m’auto-fous une pression de malade. Ce n’est pas toujours facile d’écrire quand on est heureux.»