Deux duos en cette fin d’année: l’un japonais, qui offre un des meilleurs films de la cuvée 2018, «Une affaire de famille», et «Le Voyage à Yoshima» avec des images plus belles les unes que les autres; l’autre, suisse, qui permet à un auteur de se raconter à son fils, «La séparation des traces», ou pose son projecteur sur des migrants installés dans la marge du djihad – «Dévoilées».
Une affaire de famille – Hirokazu Kore-eda (Japon)
En entrant dans la salle de projection, j’ignorais tout de ce film couronné cette année par la palme d’or au festival de Cannes. J’avais vu avec plaisir certaines réalisations de cet auteur japonais, comme Tel père, tel fils, où la famille y occupe déjà une place centrale. Hirokazu Kore-eda est généreux avec ses personnages. C’est un grand réalisateur, mais en avais-je perçu toute la mesure? Pour éliminer cette perplexité, il devient parfois nécessaire de se référer à des revues pointues, dignes de confiance, comme Positif et les Cahiers du cinéma, magazines hier aussi «ennemis» qu’ils en sont devenus indispensables. Le premier est installé à gauche, privilégiant surréalisme et poésie. Dans le second, ma génération apprit à mieux comprendre le cinéma à travers des critiques comme François Truffaut, Eric Rohmer, Claude Chabrol, Jacques Rivette, parmi d’autres, devenus ensuite de grands réalisateurs. Aujourd’hui, les deux revues se sont rapprochées en défendant une solide politique des auteurs.
Ces lectures mirent un terme à ma perplexité à la sortie du cinéma. Le film, l’un des meilleurs vus cette année, aurait dû, dans un premier temps, s’appeler Voleurs à l’étalage: il eût toutefois été regrettable d’être pris d’emblée par la main pour attirer l’attention sur un côté anecdotique de l’histoire bien qu’important. Le titre français, Une affaire de famille, oriente la curiosité vers la famille, qu’elle repose sur des liens de sang ou d’esprit. Le mot «affaire» masque les multiples petites «combines», dont le vol à l’étalage, qui émaillent le récit se déroulant durant trois saisons, de l’hiver à l’été. Le format du cinémascope permet d’inscrire l’action principale dans un espace élargi donnant des informations complémentaires souvent intéressantes. Ainsi de la fillette recueillie par la famille, qui n’est jamais, dans les deux premiers tiers du film, au centre de l’image alors qu’elle est assurément au centre du récit. Elle doit conquérir cette première place auprès de sa famille d’accueil qui renonce à la «rendre» à ses parents en conflit permanent.
Dans cette famille Shibata, la grand-mère, Hatsue, règne sur deux jeunes femmes, Nobuyo et Aki, le compagnon de la première, Ossamu, et un enfant, Shota. Ils vont accueillir une fillette abandonnée, Juri. Mais on comprendra peu à peu que cette famille est composée par des hasards d’adoptions successives. Nobuyo et Ossamu forment un couple uni dans une très belle scène d’amour. On ne sait pas très bien de qui Shota est le fils. Il viendra un moment, qui se fait attendre, où il osera employer le mot «papa» pour s’adresser à Ossamu, celui qui lui apprend comment réussir de petites rapines dans des magasins, précieuses et même indispensables pour se nourrir convenablement. Cela se passe parfois en suivant une sorte de liste des courses suivies par de souples travellings. Osera-t-on garder Juri, alors que Shota était peut-être déjà un enfant adopté?
Il est donc assez évident que la notion de famille l’est ici au sens large. Elle doit donc se construire pour en former une vraie où les uns et les autres joueront le rôle qui doit être le leur. Les liens se révèlent forts, se nouent dans le respect mutuel et complice d’une construction sans ceux du sang.
Les protagonistes vivent à six dans une maison réduite à une pièce, servant à la fois de cuisine, de salle à manger, de salon et de chambre à coucher, où chacun trouve sa place grâce à une stricte organisation. La grand-mère possède quelque argent dont profitent les autres qui n’en gagnent que peu. Leurs modestes «gains», ils les tirent de petites «bonnes affaires» concrétisées par diverses formes de larcins dans les magasins ou en donnant un spectacle exhibitionniste.
Le Gouvernement japonais, pays où existe aussi une aide de l’Etat à la production, s’est dressé avec force contre ce film, estimant qu’il donne une idée injuste de son action sociale. C’est une bonne raison de plus pour s’y intéresser: quand l’autorité accuse un cinéaste de «salir» son image, il doit bien y avoir anguille sous roche. Sans avoir l’air d’y toucher, Kore-eda dénonce les insuffisances du système d’aide sociale de son pays. Il inscrit ainsi son film dans un environnement social et politique qui dérange: un bon signe de liberté critique!
Voyage à Yoshima – Naomi Kawase (Japon)
Vaut-il la peine de signaler l’existence d’un film seulement intéressant? Oui, puisque Voyage à Yoshima est japonais, donc issu d’un grand pays producteur de films rarement montrés dans nos frontières.
Une jeune femme française retourne au Japon dans une vaste forêt pour retrouver une sorte de produit miracle. Elle y revoit un bûcheron déjà rencontré lors d’un premier voyage. Les dialogues, peu nombreux, glissent vers des considérations philosophiques qui n’ont guère de lien avec le décor principal: la forêt. Il est assez inattendu d’y découvrir Juliette Binoche, tout de même parfois un peu mal à l’aise.
Or, le film n’est ni français, ni américain. Il est signé d’une réalisatrice qui, dans d’autres de ses œuvres, a déjà mis en évidence son admiration pour la nature. Des arbres immenses, une branche qui frémit, une fougère que l’on foule, un bruit étrange, le courant d’un ruisseau prennent alors assez nettement le pas sur l’histoire qui est un peu fluette. Le spectateur peut se laisser aller à la contemplation des images qui sont celles d’une nature plus ou moins accueillante, dans une forêt fascinante.
Ici, la beauté des tableaux, bénéficiant d’une mise en scène précise et rigoureuse, dépasse de loin l’intérêt du récit fondé sur une recherche qui frôle l’impossible. C’est cet aspect esthétique qui mérite qu’on parle du film.
La séparation des traces – Francis Reusser (Suisse)
Le début des années 1960 fut brillant pour le cinéma en Suisse romande, avec les Tanner, Soutter, Roy, Goretta, Lagrange. Une dizaine d’années plus tard, une autre génération apparut, plus ou moins inscrite autour de Quatre d’entre elles, les Jacques Sandoz, Claude Champion, Yves Yersin qui vient de décéder et Francis Reusser. Yves Yersin, avec Les petites fugues, connut un beau succès public frôlant le demi-million de spectateurs dans notre pays. Parmi une dizaine de réalisations, Francis Reusser avec Patricia, deuxième sketch de Quatre d’entre elles, et Vive la mort, son premier long métrage, tourné en partie en 1968, sont des fictions profondément imprégnées de l’esprit de ces années. Les tournages ont été terminés avant ou pendant les événements. Ce furent là de rares contributions romandes précédant cette époque, comme celles d’Alain Tanner après 1968.
La séparation des traces s’inscrit entre fiction et documentation, pour apparaître comme un ovni racontant une vie sans prétendre être une «bio». C’est un genre de journal faisant le survol d’une existence assez bousculée reposant sur la sensibilité, la mémoire, les élans d’amour ou de colère. Une sorte de lettre, destinée à son fils Jean, embarqué lui aussi dans le cinéma, pour le moment surtout comme opérateur. Francis Reusser ose avec tranquillité fouiller très profondément dans ses souvenirs intimes parfois douloureux, comme le choix que fit son propre père...
Il est intéressant de s’arrêter sur la manière dont Reusser murmure ses souvenirs, ceux qui retiennent son attention. Il y a quelque chose, déjà dans la diction de Reusser, qui relève de la confidence quand il se remémore ses révoltes qui lui valurent d’être pris surtout pour un pamphlétaire, masquant ses élans poétiques. Cette voix, par instant troublante, fait de nous le témoin de ce qu’un père voudrait ne dire qu’à son fils. Ose-t-on vraiment assister à ce dialogue?
L’image est faite de séquences d’aujourd’hui. Mais Reusser s’en est aussi allé tirer des plans parfois uniques dans l’ensemble de sa filmographie et probablement même pris parmi ses chutes. Il n’est pourtant pas nécessaire de chercher à retrouver l’origine de certaines images qui constituent des séquences parfaitement cohérentes avec des plans venus de partout.
On retiendra quelques éléments, comme l’amour de Reusser pour le cinoche, une manière de filmer le Léman qui ne semble appartenir qu’à lui, comme s’il voulait mettre en valeur un vieux copain. Sa fascination pour la montagne est un inattendu salut à «nos Alpes sublimes»! Aimer son environnement n’interdit pas de se révolter contre le conformisme de notre société.
Dévoilées – Jacob Berger (Suisse)
Il y a deux supports au moins pour qu’un film atteigne le public, le grand et le petit écran. Et avec le numérique, il y a aussi notre propre ordinateur. Pour ce film du suisse Jacob Berger, les choses sont claires. Dévoilées a le statut de téléfilm porté financièrement par la RTS, montré en priorité le 29 novembre dernier sur le petit écran, accessible sur le site de la RTS jusqu’au 29 décembre, donc un mois durant, alors qu’en général, la durée de rattrapage n’est que d’une semaine.
D’un scénario original bâti autour de trois femmes d’une même famille, où les hommes sont pour une fois les faire-valoir des personnages principaux, chose tout de même assez rare dans la fiction audiovisuelle, voici un film qui aborde plusieurs thèmes: les liens de famille entre trois générations, l’amour, l’adultère, etc. Par petites touches souvent subtiles, on découvre qui sont ces trois femmes, la nature de leurs liens dans notre société des années 2010. Retenons-en la ligne directrice qui constitue aussi son originalité: comment devient-on terroriste voué à une cause mortifère, le djihad, même si l’attentat en préparation dans un milieu suisse échoue?
Le film répond petit à petit à cette question. Le spectateur est invité à reconstituer le puzzle au fur et à mesure du temps qui passe. Une approche fluide, fort bien faite et des protagonistes incarnées par d’excellentes actrices, Marthe Keller, Julie Gayet et Lola Creton.
Sont-ils nombreux ceux qui se souviennent ou qui savent que le 21 février 1970, un avion de la Swissair s’écrasa dans les environs de Zurich faisant 57 morts à la suite d’un attentat d’origine palestinienne. Intéressante idée dans la construction du scénario: cette fiction d’aujourd’hui est rendue plausible par la réalité d’hier!