Depuis dix ans, le Groupe postcapitalisme romand planche sur des alternatives au système dominant. Le monde du travail est au coeur de ses réflexions
A l’aune de la crise écologique et sociale, penser un autre monde n’a peut-être jamais été aussi urgent. Alors que les inégalités se creusent et que la biodiversité est en péril, l’idéologie néolibérale prouve de jour en jour son impuissance à œuvrer pour le bien commun. Au contraire, elle mène l’humanité à sa perte. Face à ce constat, depuis dix ans, le Groupe postcapitalisme romand réfléchit à des alternatives globales. Il est formé de militantes et de militants actifs notamment dans le droit à l’alimentation, l’éducation, le logement coopératif, la défense des personnes sans-papiers et migrantes, l’agroécologie, le syndicalisme, la solidarité avec les peuples autochtones… Interview de l’un de ses membres, Christophe Koessler, par ailleurs aussi journaliste au Courrier.
Comment votre collectif est-il né, qui le compose et avec quel objectif?
Le Groupe postcapitalisme suisse est né en 2014 à la suite d’une conférence consacrée aux 40 ans des coopératives Longo Maï, ces communautés paysannes et militantes créées dans plusieurs pays européens, dont la Suisse. Nous étions déjà plusieurs à penser qu’on ne peut se contenter de multiplier les expériences alternatives locales, en imaginant qu’elles s’étendront peu à peu à l’ensemble de la société. Il nous faut aussi repenser les principes d’organisation sociale, économique et politique à l’échelle globale afin qu’ils correspondent à nos valeurs. Sans imaginaire collectif d’une autre société, à la fois désirable et réalisable, il est difficile de convaincre un maximum de personnes de se mobiliser pour un idéal. Nous avons la conviction que la faiblesse du mouvement social révolutionnaire s’explique en partie par l’absence de projets mobilisateurs à l’échelle globale. L’absence de visions, l’absence de boussoles. Réfléchir aux alternatives est devenu une urgence face à la destruction en cours des êtres humains et de la planète causée par le capitalisme. Aujourd’hui, il n’y a pas de pilote dans l’avion. Nous courons à notre perte en laissant les firmes géantes, les banques, les fonds de pensions et les milliardaires mener le monde alors qu’ils ne répondent qu’à un seul principe: la maximisation du profit à court terme. Les gouvernements, soi-disant démocratiques, sont en réalité soumis aux contraintes imposées par les capitalistes, et ne sont pas en mesure des les obliger à respecter les êtres humains et le monde vivant. Au contraire, ils sont à leur service.
Pourquoi la gauche anticapitaliste ne propose-t-elle pas des projets de société à l’échelle globale?
L’une des raisons est historique. En s’opposant aux «utopistes» du XIXe siècle comme Fourier, Owen et aux anarchistes comme Proudhon, Karl Marx refusait que les révolutionnaires proposent des alternatives globales. C’était selon lui aux ouvriers, constitués en seule classe révolutionnaire, de créer le «nouveau monde» après avoir pris le pouvoir.
Si Marx avait raison de prévenir des dangers d’une telle démarche intellectuelle – que ce soit celui de préfigurer de manière trop détaillée la société à venir selon les désirs et les intérêts personnels de ses «créateurs» ou celui de la confiscation du projet révolutionnaire par une élite autoproclamée –, ses partisans ont bloqué la réflexion sur les projets révolutionnaires, pourtant nécessaires à la transformation sociale. Laissé dans l’ombre, le projet, trop diffus et pas assez débattu, du «communisme» a été détourné par Staline et d’autres, qui ont fait des horreurs en son nom. Une autre réticence de la gauche à dessiner les grandes lignes d’une autre société tient aux risques de divisions. Bien sûr, nous ne serons pas d’accord sur tout! C’est comme ouvrir une boîte de Pandore et ça fait peur. Nous pensons que ce n’est pas grave, le débat doit être ouvert et non dogmatique pour tenter de déboucher sur des consensus a minima sur les grands principes d’organisation sociale. Après, seule l’histoire dira ce qui pourra être fait.
Quels principes d’organisation sociale envisagez-vous alors?
En étudiant de nombreux auteurs et autrices contemporains qui proposent des modèles d’alternatives très différents, nous pouvons dégager plusieurs principes communs: premièrement, la propriété sociale des «moyens de production», pour employer un terme marxiste ou des «biens économiques», dans un vocable plus moderne. Cela signifie l’abolition de la propriété lucrative. Il ne s’agit pas de remplacer celle-ci par une propriété d’Etat, dont on connaît les écueils autocratiques et bureaucratiques, ni par une propriété coopérative, qui donne trop de pouvoirs aux seuls travailleurs et travailleuses de chaque entreprise. La propriété sociale, elle, redistribue les droits et devoirs liés à la propriété à différentes instances démocratiques: les collectifs de travail, les fonds de financements, les collectivités publiques, les fédérations de producteurs, voire les représentantes et les représentants de la société civile. Le second grand principe est celui de l’autogestion sur les lieux de travail. C’est aux travailleurs et aux travailleuses de décider démocratiquement que produire et comment le produire. Mais évidemment, cela se fait dans un cadre plus global et des règles doivent être posées par la société dans son ensemble pour que l’économie réponde à l’intérêt général.
Ce qui nous amène au troisième principe: celui de la planification démocratique et écologique. Cette planification peut se faire de manière très différente, soit intégrale, en se passant des marchés, soit incitative, en orientant et dirigeant la production à l’aide d’instruments économiques plus classiques. Tout cela présuppose des institutions radicalement démocratiques, la remise en cause de toutes les dominations – qu’elles soient économiques, de genre, raciales ou autres – et le respect du vivant.
Y a-t-il des exemples au travers de l’histoire?
Oui, elle en fourmille en réalité, et chaque expérience, à travers ses propres limitations et erreurs, est riche d’enseignements. Les plus significatives peut-être pour nous sont l’expérience anarchiste espagnole de 1936, avec la mise en place d’un système de production et de services par le bas; et la société autogestionnaire yougoslave (1950-1980), qui a mis en œuvre, de manière imparfaite, les principes cités plus haut. Il y a aussi des expériences contemporaines plus localisées à étudier, comme celles des communautés zapatistes ou de l’autogestion au Rojava kurde.
L’organisation du travail est au cœur de vos réflexions, le changement viendra-t-il de là?
Oui, nous passons en général la plupart de nos heures réveillées au travail. Le cœur du capitalisme est la séparation des travailleurs et des travailleuses de leur outil de travail. Au cours de son développement dans les trois derniers siècles, le capitalisme les a dépossédés. Le propriétaire, qui est généralement une autre personne, décide de presque tout. Les travailleurs et les travailleuses doivent récupérer leur souveraineté sur le travail, sur les outils de production et d’échange. Il ne peut y avoir de démocratie dans l’ensemble de la société si l’entreprise ou le lieu de travail reste dans les faits une dictature. Obtenir une véritable démocratisation passera par la mise en place de la démocratie dans les entreprises et les administrations publiques, comme premier pas, qui pourrait mener à une complète autogestion.
Ces dernières années, la notion de gouvernance horizontale a émergé et des entreprises, dites libérées, se sont transformées avec plus ou moins de succès. Qu’en pensez-vous?
De nombreuses entreprises capitalistes se sont rendues compte qu’elles sont bien plus efficaces lorsqu’elles laissent plus de marge de manœuvre à leurs employées et à leurs employés, car cela favorise souvent leur créativité et leur productivité. Il faut donc distinguer ici, d’une part, les expérimentations et les théories qui visent à instrumentaliser les pratiques de gouvernance horizontale tout en maintenant la domination des patrons sur le processus de production et les bénéfices et, d’autre part, les expériences réellement émancipatrices d’autogestion au bénéfice des travailleurs et des travailleuses. Les unes ont pour but de maintenir et d’améliorer le système d’exploitation existant, les autres visent à s’en défaire.
Que pensez-vous de l’exemple de GKN à Florence?
C’est un bon exemple de prise en main d’une usine par ses travailleurs et ses travailleuses et de mise en place de l’autogestion. Il y a d’innombrables exemples à différentes époques. On se souvient par exemple des usines récupérées en Argentine (surtout dans les années 2000), plusieurs dizaines, de l’expérience historique d’occupation de l’horloger Lip en France ou celle plus récente de la reprise de l’usine de thé Fralib en Provence (dès 2011). Toutes ces expériences, de même que celles de coopératives de production, comme les Mondragón en Espagne, ont montré que les patrons sont inutiles.
Le cas de GKN est intéressant en ceci que le syndicat a joué un rôle majeur. En 2007, le syndicat RSU s’est renouvelé et un changement générationnel a eu lieu. Le succès de GNK s’explique par tout ce travail d’organisation et de politisation qui a eu lieu en amont.
Plus généralement, quel est le rôle des syndicats dans cette réappropriation de l’outil de production par les travailleuses et les travailleurs?
En tant qu’organisations des travailleurs, les syndicats peuvent faciliter ce processus. Après 1945, la grande majorité des syndicats ont abandonné leurs visées révolutionnaires pour tenter d’obtenir, par le rapport de force et la négociation, de meilleures conditions de travail dans les entreprises. Et cela a fonctionné, dans les limites du système: des avancées majeures ont été obtenues en matière de salaires, d’horaires, de vacances, d’assurances sociales, de sécurité, etc. Mais le système s’est grippé à partir des années 1970 et la plupart des luttes sont désormais défensives, pour ne pas perdre ce qui a été obtenu. Nous pensons que les syndicats doivent reconnaître le changement d’époque – les capitalistes ne veulent plus rien lâcher, car la globalisation et la fin du bloc communiste ne les obligent plus à faire de compromis – et renouer avec leur histoire et leur radicalité pour émanciper le travail de la tutelle patronale.
Comment imaginez-vous le monde dans dix ans?
Nous n’avons bien sûr pas de boule de cristal. Si aucun changement global positif ne se dessine pour l’instant, l’histoire a toujours surpris les êtres humains. Et ce n’est qu’en préparant et en créant dès maintenant un monde meilleur que nous pouvons cultiver l’espoir d’un basculement de civilisation vers une société respectueuse de la vie sous toutes ses formes. Si nous regardons sur le temps long, grâce aux luttes, des avancées incroyables ont eu lieu en matière de droits sociaux depuis plus d’un siècle. Plus récemment, des progrès immenses ont été réalisés en matière d’égalité hommes-femmes, de droits des personnes LGBTQIA+ et de prise de conscience de la nécessité de protéger la nature.
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