Réveil sur Mars est actuellement à voir dans les cinémas en Suisse alémanique et jusqu’au 25 octobre sur: rts.ch
L’exil est au cœur de la famille et des documentaires de la jeune réalisatrice Dea Gjinovci
Réveil sur Mars. Le titre du premier long métrage de Dea Gjinovci est aussi mystérieux que l’est le syndrome de résignation qui frappe des enfants immigrés en Suède, ainsi que dans d’autres pays. «Cet état léthargique profond survient dans la plupart des cas à la suite d’une réponse négative à la demande d’asile de leurs parents. Ces enfants, généralement issus de minorités ethniques et religieuses, préfèrent ne pas exister plutôt que d’être expulsés. Le retour signifie pour eux la mort. Leur coma psychologique est aussi un mécanisme pour éviter à la famille une expulsion», explique la réalisatrice de passage à Lausanne, entre Saint-Gall où son film a été projeté la veille et Genève, la ville de son enfance. Celle qui vit à Paris aime rencontrer les spectateurs pour discuter et débattre de ce thème de l’exil qui lui tient tant à cœur. Réveil sur Mars parle de l’extrême violence de la politique d’asile en offrant une immersion dans des interstices inexplorés, magie du documentaire qui donne à voir la vie autrement.
Pendant une année et demie, Dea Gjinovci s’est rendue – avec un caméraman et un preneur de son qu’elle couvre d’éloges – plusieurs fois en Suède auprès de la famille Demiri, rom du Kosovo, dont les deux filles n’ouvrent plus les yeux depuis plusieurs années, plongées dans un profond coma. Elle suit l’un de leurs frères dans ses rêves astronomiques d’aller sur Mars. Une échappatoire onirique qui accentue le caractère surréaliste de ces belles au bois dormant chéries par des parents d’une patience, d’un amour et d’une résilience infinis.
Instinct d’aventure
Dea Gjinovci partage leur langue et de mêmes racines. Le Kosovo, pour la jeune réalisatrice de 28 ans, c’est le pays de son père. L’Albanie, celui de sa mère. Le premier, militant pour l’indépendance du Kosovo, a fui son pays en 1968. Il trouvera refuge en Italie, puis en Suisse, où il étudiera la biochimie et deviendra microchirurgien. La seconde a quitté sa terre natale à la chute du mur de Berlin, un permis d’étudiante en poche, direction la Faculté d’économie à Genève. C’est dans la cité du bout du lac que leurs chemins se croisent. En 1993, Dea naît, puis ses frères jumeaux. Mue par son caractère nomade et son insatiable curiosité, la jeune fille, à seulement 15 ans, décide d’étudier à Londres, pour apprendre l’anglais, mais pas seulement. «Ce gymnase offrait un enseignement très libre avec, à la clé, un bac international», explique celle qui y a développé un esprit critique certain. Une année sabbatique lui permettra de faire des stages, notamment en République tchèque, dans le domaine de la photographie et du cinéma, art qui la passionne depuis toujours.
Puis Dea Gjinovci se lance dans des études en sciences sociales à l’Université SOAS à Londres. «Les débats sur les systèmes en place y sont omniprésents. Les points de vue du Moyen-Orient, de l’Afrique et de l’Asie y sont étudiés de l’intérieur. Cela m’a permis de me détacher de mon regard euro-centré. Même chose pour les études d’économie qui incluent la critique du système néolibéral en privilégiant également des angles différents, marxiste ou féministe par exemple.»
L’universitaire se rend au Forum social mondial en Tunisie, devient rédactrice en cheffe du journal des étudiants londoniens, étudie une année à Paris l’orientalisme, la philosophie contemporaine, l’histoire de la Chine, entre autres. Dea Gjinovci envisage alors de se lancer dans une carrière en politique publique ou dans de grandes organisations internationales. Mais c’est compter sans la résurgence de son amour pour le cinéma. Elle entame alors un master en ethnographie et films documentaires.
Retour au Kosovo
En 2017, en guise de travail de diplôme, elle réalise son premier court métrage. Intitulé Sans le Kosovo, il retrace l’exil de son père. «C’est pour ce film, à 23 ans, que je suis allée pour la première fois dans son village natal. Alors que nous nous rendions presque chaque été en Albanie, dans la famille de ma mère. Une partie de mes racines me manquait.»
Dans sa quête pour comprendre ses identités plurielles, la réalisatrice souhaite dans son prochain film donner vie aux souvenirs de son père, avec en guise d’acteurs les habitants de son village. «Mon père a la nostalgie d’un endroit qui n’existe plus, entre une réalité vécue et une réalité rêvée. Cet entre-deux m’intéresse, esquisse-t-elle. Les documentaires qui me touchent ont souvent leur source dans des histoires très personnelles. Le plus intime touche à l’universel. Il n’y a pas de petite histoire.» Au travers des récits de ses parents, elle retrace aussi l’histoire des Balkans dans toute sa richesse. «C’est bizarre comment, vu d’ici, une sorte de brouillard recouvre cette partie du monde. Comme si elle n’avait connu que la guerre.»
Dea Gjinovci n’a de cesse d’approfondir et d’éclairer la complexité du monde. «Chaque exil est différent. Les réfugiés dans les années 1970 avaient certainement plus d’opportunités d’intégration, notamment professionnelles, qu’aujourd’hui. Mon père a pu mener une carrière internationale en microchirurgie. Pour la famille Demiri, en Suède, le racisme anti-rom est omniprésent depuis toujours et partout.» Dea Gjinovci espère aller leur rendre visite bientôt. «Je n’ai pas encore eu la possibilité de parler en tête-à-tête avec leurs deux filles qui, après trois et cinq ans de coma, se sont réveillées. L’une va bien, l’autre est en fauteuil roulant et souffre moralement. Je me réjouis de pouvoir échanger avec celles qui se sont endormies enfants et réveillées femmes.» Quant à leur avenir, leur admission en Suède n’est encore que provisoire.