«Il faut qu’on tienne le plus longtemps possible»
Avec des grèves reconductibles, la mobilisation contre la réforme des retraites en France entre dans une nouvelle étape. Reportage à la gare d’Annemasse
En France, la mobilisation contre la réforme des retraites est entrée dans une nouvelle phase le 7 mars. L’objectif des syndicats est désormais de multiplier les grèves reconductibles pour peser sur l’économie. Les journées de grèves dites «saute-mouton» et les manifestations, aussi massives soient-elles, n’ayant pas réussi jusqu’ici à faire plier le gouvernement Macron-Borne. L’exécutif est toujours décidé à précipiter l'allongement de la durée de cotisations de 41 ans et demi à 43 ans en 2027 et à décaler l'âge de départ de 62 à 64 ans (et même à 67 ans faute des 43 ans de cotisations). Les cheminots sont parmi les moteurs de cette nouvelle étape du mouvement. Nous avons rencontré le 7 mars ceux de la gare d’Annemasse.
La ville frontalière est l’un des nœuds du Léman Express, le réseau qui étend ses lignes autour de Genève, mais ce jour-là, seules les rames venues de Suisse et pilotées par des conducteurs des CFF animent quelque peu les quais. «Les L1 et L3 ne roulent pas, seule fonctionne la L3 vers Evian. Les 60% des conducteurs de train de la région sont en grève», indique Philippe, un gréviste, devant la vieille halle aux tractions réaménagée en dépôt. Laurent, son collègue, alimente en bois un poêle. Posée dessus, une casserole laisse s’échapper une odeur de saucisses. Dans la marmite mijotent des diots. «Nous sommes en Savoie, rigole le cheminot. C’est le côté sympa de la grève, c’est dommage que nous ne le fassions pas au quotidien.»
Il est 10h, l’heure de l’assemblée générale. Une vingtaine de grévistes et de militants se rassemblent en cercle, debout. Les délégués syndicaux prennent la parole à tour de rôle. «Cette réforme est complètement injuste. Nous avons fait cinq journées de grève, mais le gouvernement ne nous a pas écoutés, les organisations syndicales ont donc décidé d’amplifier la mobilisation», rappelle Adrien de la CGT. «Il y a d’autres solutions que l’allongement de la période de cotisations. Pourquoi ne pas augmenter les cotisations sociales? Il suffirait de 0,4%, soit 4 euros par mois pour un SMIC», souligne Thomas de FO.
«On n’est pas des masses»
«Pour une première journée, nous ne sommes pas des masses, alors qu’il y a 350 cheminots sur le bassin», regrette le cégétiste. Une bonne part des grévistes profitent en effet du temps libre offert pour récupérer et régler des affaires. «Les copains viendront après à la manif», entend-on. Certains doivent aussi s’occuper de leurs enfants. Un gamin est d’ailleurs présent à l’assemblée. «Son institutrice est en grève», sourit son papa. «C’est vrai que ça serait mieux d’être plus, il y a un peu moins de cheminots qu’à l’accoutumée», reconnaît Philippe de SUD-Rail. «Mais il y a très peu de trains qui roulent et il ne faut pas attendre que les autres partent pour y aller. Si ça ne marche pas, tant pis, mais je n’ai pas envie de ne pas avoir essayé. Macron peut encore faire du mal, il peut s’attaquer à la sécurité sociale, à l’hôpital public, à l’éducation… Il faut qu’on tienne le plus longtemps possible, même si à Annemasse, ce n’est pas facile, et il faut que dans le privé ça bouge», plaide le syndicaliste.
«Dans le privé, c’est compliqué, il y a beaucoup de précaires», intervient alors un homme. Prénommé aussi Laurent, cet ouvrier du bâtiment vient d’une ville voisine, Saint-Julien. «Quand il faut se mettre en grève, je suis le seul. Dans ma boîte, il n’y a que quatre embauchés pour 16 intérimaires. Nombre d’entre eux ont plus de 50 ans, sont immigrés et ne peuvent pas se mettre en grève», explique-t-il. «Quand j’étais intérimaire, j’ai refusé de bosser une heure de plus et, du coup, je n’ai plus travaillé pendant un mois», déclare un cheminot. «Chapeau, Laurent. Tu sèmes des graines et nous espérons que des arbres pousseront», salue Philippe. L’assemblée se termine par un vote sur la reconduction de la grève le lendemain, qui est acceptée à l’unanimité.
«Je prends cinq ans»
«Le dialogue social n’existe pas en France, nous sommes dans l’incertitude, entre nous et le gouvernement, on ne sait pas qui va lâcher le premier. On a vu des gouvernements qui pouvaient attendre longtemps, ce sont les patrons qui finalement prenaient leur téléphone pour leur dire d’arrêter les frais», confie un conducteur de train du Léman Express, qui répond, lui encore, au nom de Laurent. Le cheminot n’est pas touché par la réforme, il pourra bénéficier encore, contrairement à ses collègues, du régime spécial de la SNCF au titre d’une «clause grand-père». «Je vais partir à 55 ans, mais je fais grève pour ma femme, je ne veux pas qu’elle travaille deux ans de plus.» Agent de circulation, Thomas, lui, a fait ses calculs: «Je prends cinq ans de travail en plus, je partirai à 61 ans et demi. Si la loi passe, je me poserai la question de savoir si je reste à la SNCF.» En janvier, huit agents de circulation ont démissionné en Haute-Savoie, assure-t-il. «Le salaire d’embauche est de 1400 à 1600 euros, alors que le loyer d’un trois-pièces-cuisine se monte à Annemasse à près de 1000 euros. Il y a des cheminots qui s’adressent à l’assistante sociale parce qu’ils n’arrivent pas à boucler leurs fins de mois.»
Taux de mobilisation inédit
Les grévistes avalent les diots, arrosés d’un coup de rouge, avant de partir par petits groupes et en voiture à Annecy où va se tenir l’une des nombreuses manifestations du pays. Selon les syndicats, 12000 personnes ont défilé l’après-midi dans le chef-lieu du département.
Les manifestations montrent un taux de mobilisation inédit depuis les grèves de 1995 contre les réformes de la sécurité sociale et, déjà, des retraites. D’après l’intersyndicale, 3,5 millions de personnes se sont mobilisées le 7 mars dans leurs entreprises et dans près de 300 manifestations. «La France des sous-préfectures se rappelle une fois de plus au bon souvenir d’une élite qui ne s’attendait pas à devoir l’affronter», remarque dans une note la fondation Jean-Jaurès, en indiquant que plus de la moitié des manifestants sont issus des petites et moyennes villes. «C’est un retour dans la rue d’une partie des cortèges des Gilets jaunes, mais accompagnés cette fois-ci par les syndicats et les mouvements politiques de gauche.»
Lundi, à l’heure du bouclage de ce numéro, les cheminots d’Annemasse poursuivaient leur grève, tandis que sur le plan national une grande journée d’actions était annoncée pour ce mercredi 15 mars.