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Le cancer, un chemin en soi

Portrait de Joanne Chassot, dans un arbre.
© Thierry Porchet

En cette Journée internationale des femmes du 8 mars, l’autrice féministe Joanne Chassot manifestera dans les rues de Lausanne.

A travers les mots et les maux, Joanne Chassot questionne le monde

Sur son manteau, elle a épinglé un pin’s de la grève féministe et un autre de la campagne de sensibilisation Octobre Rose montrant un sein et une cicatrice. Une manière d’afficher ce qu’elle est, sans tabou. Avec générosité, Joanne Chassot se raconte dans son appartement veveysan aussi ancien que charmant. Un disque tourne sur sa platine, à côté de la table du salon repose le journal Moins en écho à son goût pour les bonheurs simples, en accord avec sa sensibilité écologiste. «Je me réjouis de la floraison du magnolia à côté de “mon” banc face au lac que je peux contempler des heures durant», partage-t-elle, les yeux pétillants. De son sourire émanent sérénité et force, prenant leur source dans l’expérience du cancer et de son pèlerinage le long de la Via Francigena de Canterbury à Rome.

Si tous les chemins mènent à la capitale italienne, celui de Joanne Chassot prend des voies inédites. En janvier 2020, à 38 ans, elle quitte son poste au Bureau de l’Egalité de l’Université de Lausanne, fuyant un environnement qu’elle ne supporte plus et une ancienne relation ayant tourné au harcèlement.

L’itinéraire de sa marche lui permet de prendre un tournant: lâcher son long parcours académique anglophone pour se rendre dans la ville symbole de son expression artistique et poétique (en 2017, elle a en effet passé plusieurs mois à écrire à Rome, ce qui lui vaudra de remporter la Bourse à l’écriture du canton de Vaud).

Début mars 2020, sans aucune expérience autre que de rares petites randonnées, elle entame son pèlerinage. Sauf que, deux semaines plus tard, l’Europe fait face au Covid-19. «J’ai dû rentrer. Le premier confinement a été pour moi synonyme de stupeur. Coupée dans mon élan et dans mon inspiration, il m’était impossible d’écrire», se souvient celle qui noircit des pages depuis l’enfance.

Se libérer des injonctions

A défaut, Joanne Chassot réalise les étapes suisses de la Via Francigena, de Sainte-Croix à Martigny. Etrangement, pendant cette semaine-là, elle téléphone à sa gynécologue pour prendre rendez-vous. «Je sentais quelque chose de bizarre dans mon sein droit, mais je n’ai pas pensé au cancer. Ma première mammographie a correspondu au premier masque porté.» Tout va alors très vite. Trois semaines plus tard, la jeune femme subit une mastectomie, puis entame une chimiothérapie, une radiothérapie, un début de reconstruction mammaire, de l’hormonothérapie… «Après le premier choc, j’ai abordé le cancer comme un voyage, avec curiosité, un pas après l’autre. Les métaphores guerrières, de lutte contre la maladie, ne me parlaient pas du tout. Je me suis réconciliée avec mon corps, qui n’avait plus aucune chance de correspondre à mon idéal. Je suis sortie des injonctions, au point d’arrêter la reconstruction mammaire qui ne faisait plus de sens pour la féministe que je suis.»

«Lorsque j’ai commencé à perdre mes cheveux, je me suis rasé la tête en ritualisant ce moment avec des amies. C’est l’un des plus beaux souvenirs de ma vie. J’ai adoré les sensations de l’air et de l’eau sur mon crâne chauve. Je me suis libérée du regard masculin, alors que, paradoxalement, je ne passais pas inaperçue.»

Ses bains dans le lac, qu’elle pratique tout au long de l’année et de longue date, prennent alors une saveur particulière. «En hiver, dans l’eau froide, les douleurs dues aux traitements étaient nettement atténuées. Mais ce qui m’a frappée le plus, c’est que, sans cheveux, plus personne ne m’adressait la parole.» Le 8 mars 2021, lors de la manifestation de la Journée internationale des femmes, elle se réjouit de croiser des militantes à la tête rasée. «Je me suis sentie à ma place», sourit-elle.

Pèlerinage

Au printemps 2022, deux ans, jour pour jour, après l’arrêt de son pèlerinage en France, elle retourne là où elle a quitté le chemin pour le reprendre. «Je ne savais pas si j’allais y arriver, car j’avais encore beaucoup de douleurs articulaires liées notamment aux effets secondaires des traitements. Mais après une semaine de marche, ça allait beaucoup mieux.» Quand elle arrive dans les hauteurs de Rome, presque trois mois plus tard, l’émotion est intense. «Ce voyage m’a permis de me reconnecter à mon corps et à plus grand que moi.» Cet éveil spirituel l’accompagne depuis, dans sa vie, ses cercles de femmes, son écriture. Son travail de doctorat sur la figure du fantôme dans les textes littéraires d’auteures afro-américaines prend alors une autre dimension. «Je reviens à mes recherches pour questionner la mort dans nos sociétés occidentales si rationnelles.»

Joanne Chassot n’en est pas à sa première déconstruction du monde. Adolescente, elle est marquée par des cours sur l’apartheid. A l’Université, son cursus en anthropologie transforme son regard. «Du racisme, je me suis intéressée au sexisme et au post-colonialisme. La littérature afro-américaine et les études genre ont prolongé mes questionnements politiques, mais aussi culturels et poétiques, pour démystifier l’histoire dominante, ce mythe de l’universalisme masculin et blanc.»

Aujourd’hui, Joanne Chassot interroge le discours normatif et limité autour du cancer pour en donner une autre vision. Elle collabore notamment à des ateliers participatifs sur les vulnérabilités à la Maison du récit; prépare une performance qu’elle donnera au Café littéraire de Vevey et à Lausanne dans le cadre d’Octobre Rose avec l’association OSE Thérapies; et continue de s’engager dans le collectif littéraire Ajar. «Je suis dans une phase très créative, mais la fatigue physique et cognitive, des effets encore des traitements, me freinent. Je ne trouve parfois plus mes mots. Ce qui est plutôt gênant pour une autrice, dit-elle sans perdre son sourire. Mais cela me rappelle à mon corps dont je dois prendre soin et de mon refus de me réinsérer dans un rythme sociétal qui rend malade.»