L’évaluation de personnel par des clients tend à s’intensifier. Le point avec le juriste Jean Christophe Schwaab
Des questionnaires aux bornes smileys, les systèmes de notes font aujourd’hui partie intégrante de la vie des consommateurs. Les clients sont en effet régulièrement appelés à évaluer les prestations qu’ils ont reçues dans un magasin ou une entreprise directement ou via des SMS ou courriels. Avec, parfois, à la clé, une portion de frites gratuite, un café ou encore une remise sur leur prochain achat. Mais cette méthode d’estimation de services continue comporte de nombreuses dérives. «Une note qui peut sembler “bonne” à celui qui la donne ne l’est pas forcément aux yeux de l’employeur», explique Jean Christophe Schwaab, membre de la Commission fédérale de la communication et d’Unia, et notamment auteur d’un article à ce sujet publié dans la Revue de droit du travail et dʼassurance-chômage. «Les gens ignorent souvent à quoi servent ces appréciations et quels impacts elles peuvent avoir sur les employés. Il existe différentes échelles et personne ne sait exactement à quels critères elles correspondent.» Un exemple? Le syndiqué cite Uber qui licencie systématiquement ses chauffeurs lorsque leur moyenne se situe en dessous de 4,5 sur 5. Ils doivent obtenir 90% de bonnes notes ou, en d’autres termes, trois quarts des courses ayant reçu cinq étoiles au risque d’être renvoyés. «Les conducteurs n’atteignant pas les scores requis sont alors déconnectés de l’application du jour au lendemain, sans être prévenus.» Des pratiques choquantes qui ne datent toutefois pas d’aujourd’hui.
Retour aux sources
«Des grilles d’évaluation sont apparues dans les années 1950. Elles ont été conçues par des écoles de commerce afin d’aider les managers à estimer la qualité du travail effectué dans des secteurs professionnels qu’ils ne maîtrisaient pas.» Jean Christophe Schwaab revient, dans son étude, sur l’historique de cette pratique encore bien plus ancienne. Des méthodes d’évaluation étaient déjà utilisées par les Chinois du 2e millénaire avant notre ère pour recruter les employés de l’Etat. Mais c’est au milieu du 20e siècle que le système d’évaluation a vraiment pris de l’ampleur. «Le problème? C’est qu’on peut faire dire ce que l’on veut aux chiffres! Les paramètres d’estimation de la qualité du travail manquent d’objectivité.» Jean Christophe Schwaab s’agace également de la paresse et de l’abandon de responsabilité des entreprises déléguant aux algorithmes la tâche de notation. «Les chiffres sont faciles à manipuler. Jusqu’où va-t-on les laisser décider à notre place?» S’il est difficile d’établir la limite entre la volonté d’amélioration d’un secteur et la protection des employés, l’homme s’inquiète d’autant plus que ces appréciations soient octroyées par des personnes qui n’en ont pas les compétences. Qui ne connaissent souvent rien aux métiers jugés. «En plus, on ne peut pas savoir pourquoi un client donne une mauvaise note. Il peut être de mauvaise humeur ou simplement ne pas avoir trouvé ce qu’il était venu chercher.» Sans oublier, dans ce système, des problèmes aussi de discrimination en raison du sexe, de la nationalité ou de la couleur de peau. L’étude de Jean Christophe Schwaab cite l’exemple d’Airbnb, à New York, qui incite ses utilisateurs à mettre une photo d’eux sur le profil de l’appartement qu’ils louent. Mieux notés, les non Afro-Américains demandent alors un loyer plus élevé à leurs hôtes.
Risque de licenciement abusif
Et la loi dans tout ça? «La plupart de ces évaluations sont, à mon avis, illégales. L’embaucheur a le droit de récolter des informations mais seulement dans la relation de travail.» D’après la loi, «l’employeur ne peut traiter des données concernant le travailleur que dans la mesure où ces données portent sur les aptitudes du travailleur à remplir son emploi ou sont nécessaires à l’exécution du contrat de travail». Il est également soumis, souligne Jean Christophe Schwaab dans son article, à la protection des données qui le lie notamment aux principes de proportionnalité, de bonne foi et de qualité des données (art. 4 et 5 LPD). «De mauvaises évaluations peuvent avoir un impact direct sur l’emploi et se solder par un licenciement. Il s’agit alors d’un congé abusif. Mais malheureusement, la protection du travail est très mauvaise en Suisse et il est rare que les employés fassent entendre raison à leurs supérieurs.»