Daniel Süri, chroniqueur, militant et homme aux multiples métiers, dévoile les ressorts de son regard affûté sur le monde qui nous entoure
Depuis début décembre, L’Evénement syndical est orphelin. Hans Im Obersteg a tiré sa révérence. Il a pris une retraite bien méritée et a quitté la Manip (Mission d’action novatrice de l’industrie privée) pour de nouveaux défis, laissant son acolyte Guido Fifrelin seul face à la fonction suprême. Hans Im…? C’est ce cadre supérieur entré dans les colonnes de ce journal dès sa création, en mai 1998. Grâce à la plume alerte et drôle de son créateur, Daniel Süri. Lui aussi, la septantaine arrivant, a décidé de suivre son personnage en prenant congé de la rubrique «De Biais».
Militant de la Ligue marxiste révolutionnaire, puis du Parti socialiste ouvrier, traducteur, imprimeur, syndicaliste, responsable durant dix ans de la Centrale suisse d’éducation ouvrière pour la Suisse romande, formateur d’adultes, Daniel Süri est un homme-orchestre au parcours aussi riche que varié. Et à la modestie certaine. Ses chroniques, on les doit au premier rédacteur en chef de L’Evénement qui avait repéré ses rubriques satiriques dans la revue Page deux. «Serge est venu me chercher. On a discuté de ce qu’on allait mettre dans cette chronique. J’avais déjà un schéma de deux personnages, inspiré des satires allemandes de l’entre-deux-guerres. Nous avons repris l’idée en mettant l’accent sur la critique du néolibéralisme, de l’idéologie et de tout le discours managérial. C’est comme ça que j’ai démarré. Ça semblait lui convenir, je n’ai jamais eu de félicitations ni de remontrances…» sourit Daniel Süri. Il évoque aussi l’évolution de sa chronique, l’arrivée d’Alain-Pierre Rochat-Rochat, dit AP2R, puis, après l’élection de Martial Poussepin, pardon de Pascal Couchepin, l’entrée en scène de l’histoire gouvernementale.
Espoir de l’impertinence
Fin connaisseur de la politique suisse, du monde du travail, des milieux syndicaux et ouvriers et des rapports humains, il épingle dans ses chroniques les travers d’une société vouée au profit et à la performance. Avec un humour dont il souligne l’importance: «Si on n’avait pas eu un peu d’humour durant la décennie noire du triomphe du libéralisme, entre 1985 et 1995, où l’hégémonie du langage, la conception et les pratiques néolibérales s’imposaient un peu partout, cela aurait été beaucoup plus dur de se battre. L’humour est une arme de résistance, comme l’ironie, vis-à-vis des puissants et à son propre égard, pour que tout ne soit pas pris sous l’angle de la catastrophe. Il ressurgit aujourd’hui dans les manifestations contre les régimes autoritaires. L’humour n’est pas seulement la politesse du désespoir, c’est aussi l’espoir de l’impertinence, le signe que tu ne te laisses pas écraser par ceux qui s’évertuent à perpétuer un système de domination et d’oppression. C’est le premier signe que l’hégémonie n’est plus acceptée.»
Outre son expérience multiple, et son regard acéré, où Daniel Süri a-t-il trouvé l’inspiration pour ses quelque 200 chroniques parues dans L’Evénement? «Pendant une période, je prenais des abonnements à l’essai à des revues comme Bilan ou PME Magazine. Je consultais aussi des sites tels que “Cadre & Dirigeant Magazineˮ. C’est faramineux comme trésor d’âneries! J’ai aussi suivi toutes les vagues de l’idéologie managériale, qui fonctionne sur le mode binaire, soit ils disent: “On va construire un système qui vise à essorer les gens, les exploiter un maximum”, soit “On cherche à faire adhérer le plus possible les salariés à leur propre exploitation”, avec la câlinothérapie d’entreprise par exemple.»
La lutte, toujours…
Sa retraite, Daniel Süri l’a abordée à petites doses. Il a cessé de donner des cours il y a six ans. Et savoure le temps à disposition pour poursuivre ses recherches théoriques, dans le domaine de la pédagogie radicale, notamment sur les traces du pédagogue brésilien Paulo Freire et de la problématique de l’alphabétisation dans les pays opprimés. Il écrit aussi pour le journal de Solidarités et contribue à la formation des militants. Peut-être reprendra-t-il le combat, comme il l’a fait il y a quelques années contre l’exploitation du gaz de schiste près de chez lui, à Dommartin. «Je venais de m’installer dans ce village et nous avons reçu un tract disant: “Bonjour, on va faire un petit trou avec notre nouvelle technique slim hole”…» La lutte dans le Gros-de-Vaud, qui s’est étendue à un projet similaire à Noville, a été couronnée de succès. La loi interdit désormais toute recherche et toute exploitation d’hydrocarbures dans le canton.
«Le moteur s’est enclenché, c’est bien»
Le militant est confiant en l’avenir: «Il y a eu deux bonnes et grandes surprises durant cette dernière période: la nouvelle vague féministe et le mouvement pour le climat. Malgré les blocages dus à la pandémie, de plus en plus de gens demandent des comptes sur ce qui est fait ou non. Le réchauffement climatique ne s’arrête pas. Son inertie est forte. Ce que l’on voit aujourd’hui n'est que le résultat de ce qui a été fait il y a vingt ans. Il y a une base objective, et une sensibilité dans la jeunesse. Le moteur s’est enclenché, c’est bien.»
Optimiste sur les possibilités de changer la société, même si «ce n’est pas le TGV», il s’adresse aussi aux militants syndicaux: «On constate un changement dans les entreprises, maintenant les gens ont la trouille, les délégués sont convoqués pour un entretien et abandonnent. Les pressions sont là, constamment. Pour résister, il faut acquérir une certaine épaisseur dans la lutte syndicale. A ceux qui continuent à se bagarrer, je souhaite qu’ils puissent gagner un maximum de collègues à cette noble tâche.»
Une noble tâche qui était aussi celle de Daniel Süri sur cette page deux. Nous profitons de le remercier pour les précieux instants de rire à la livraison de sa chronique. Merci Daniel et bon vent!