Il est l’une des mémoires de la lutte des Lip, ces ouvrières et ces ouvriers horlogers qui, à Besançon, occupent leur usine après l’annonce de 480 licenciements. Charles Piaget raconte cet «autre possible» qui était en marche
«Le syndicat ne doit pas diriger, mais animer la lutte. Il doit pousser les salariés à se prendre en main, à diriger progressivement la lutte par eux-mêmes.» Voilà sans doute l’un des passages essentiels de l’ouvrage On fabrique, on vend, on se paie. Lip 1973 publié l’année dernière par Charles Piaget, acteur central de l’une des plus importantes grèves européennes de la seconde partie du XXe siècle, à l’âge tout à fait respectable de 93 ans!
De nombreux ouvrages ont déjà paru sur l’affaire Lip (1968-1981), mais le livre de Charles Piaget prend valeur de témoignage irremplaçable. Car avec Jean Raguénès, Charles Piaget a été l’une des figures emblématiques de ce grand mouvement social, notamment à l’époque de la grève autogestionnaire de 1973, laquelle se déclenche lorsque la direction de l’entreprise horlogère prévoit 480 licenciements. L’année 1973 sera marquée par de nombreuses mobilisations de soutien aux travailleuses et aux travailleurs de Lip, comme cette gigantesque manifestation qui réunira plus de 100000 personnes venues de nombreux pays européens dans les rues de Besançon, le 29 septembre.
Le collectif, c’est mieux qu’un seul
Militant de la CFDT et responsable de la section syndicale de l’entreprise, engagé au Parti socialiste unifié (PSU), avant de passer chez les trotskistes, Charles Piaget sera omniprésent, tout en poussant la base à s’exprimer. «Plusieurs, c’est plus sûr qu’un seul, écrit Charles Piaget à ce propos. Chacun a montré qu’il était possible de créer un grand collectif de lutte solidaire, égalitaire, fraternelle, autogestionnaire.» Avant d’ajouter: «Aujourd’hui, l’essentiel pour l’humanité, c’est de pérenniser l’aventure humaine. Elle se trouve en grand danger. Il faut changer profondément les sociétés actuelles.»
Autogestionnaire et féministe
Acteur (il n’aimait pas le mot leader, «signe d’un défaut de la démocratie») et mémoire de cette lutte, Charles Piaget raconte cette expérience autogestionnaire avec des mots simples mais avec une grande profondeur. A l’époque, ce combat ouvrier avait d’ailleurs fait trembler le patronat français, mais aussi suisse, dans la mesure où Ebauches SA (filiale de l’ASUAG qui deviendra Swatch Group) détiendra 33% des actions de Lip. Les travailleuses et les travailleurs de Lip avaient aussi montré qu’un autre possible était en marche. Plus fondamentalement encore, les horlogères et les horlogers de cette société avaient des décennies d’avance. Non seulement parce qu’ils pratiquaient l’autogestion de façon concrète, mais aussi parce que le féminisme était à l’œuvre dans l’entreprise, les ouvrières ne se contentant pas de préparer la soupe aux grévistes, mais participant pleinement à la lutte! C’est à partir de ce moment que le féminisme ne sera plus considéré comme un mouvement petit-bourgeois.
Une solidarité quasi unique
En conclusion, Charles Piaget souligne trois points essentiels du conflit:
• La grande implication des femmes. Comme déjà indiqué, elles ont pris toute leur place dans la grève. «Cette participation très active des femmes a constitué une grande richesse pour la lutte, note Charles Piaget. Mais aussi pour elles, pour leur vie personnelle. Sans cette forte participation, sans elles, le conflit n’aurait pu prendre cette dimension, cette popularité formidable.»
• L’ouverture. Le conflit a permis l’ouverture des portes de l’usine, ouverture qui est indispensable. «Nous voulons bâtir une autre société, alors il faut rassembler, ouvrir, s’exclame l’ancien délégué CFDT. Il n’est pas question d’avoir des ouvriers repliés sur eux-mêmes, faisant monde à part. On ne doit pas perdre de formidables occasions d’élargir nos connaissances sociales, pour bâtir, ensemble, une nouvelle société.»
• Les solidarités. Peu de conflits sociaux ont bénéficié d’autant de soutiens que celui de Lip, en particulier de très nombreuses grèves de solidarité. Pour Charles Piaget, cela a été essentiel. Cela devrait aussi l’être aujourd’hui!
Egoutiers: ils vivent 17 ans de moins
En Suisse, en France et dans bien d’autres pays, la droite et le patronat ne cessent d’affirmer que nous devenons tous plus âgés et que nous devons par conséquent travailler plus longtemps. Or, ce «nous» n’existe pas, car la longévité est très variable selon les classes sociales. En France, par exemple, l’espérance de vie des ouvriers est de sept ans inférieure à celle des cadres, et celle des égoutiers inférieure de dix-sept ans à la moyenne. Ces chiffres sont tirés d’un magnifique petit ouvrage de Ludivine Bantigny et Ugo Palheta, Face à la menace fasciste. Sortir de l’autoritarisme. Les auteurs y démontrent que c’est avant tout le démantèlement des acquis sociaux prôné par Emmanuel Macron et entamé par François Hollande, qui est à l’origine de la montée de l’extrême droite. D’où la nécessité d’un combat non pas sectoriel, mais «impliquant l’ensemble des mouvements pour une véritable émancipation et une démocratie vraie».
Ludivine Bantigny et Ugo Palheta, Face à la menace fasciste. Sortir de l’autoritarisme, Editions Textuel, 2021.