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«Quand je serai grande, je serai riche»

Bâtiment du Sleep-In de Lausanne.
© Olivier Vogelsang/archives

L’hébergement d’urgence du Sleep-In compte trois étages, dont un réservé exclusivement aux femmes, avec à chaque fois plusieurs lits.

Depuis près de 30 ans, l’association Sleep-In à Lausanne ouvre chaque soir ses portes aux sans-abris. Reportage

Sous une fine pluie, jeudi 23 juin, vers 19h30, des Roms sont déjà devant la bâtisse du Sleep-In attendant l’ouverture de l’hébergement d’urgence à 21h. Sis à la frontière entre Lausanne et Renens, ce sont quelque 35 personnes qui viennent s’y réfugier chaque nuit. Tshahé et Sofian, les deux veilleurs ce soir-là, font le tour des chambres, vérifie la cuisine, les sanitaires. Assez de papier-toilette? de savon? d’eau chaude dans la bouilloire dans le petit salon à l’étage des femmes? Tshahé enfouit ses affaires dans un grand sac-poubelle. «Les punaises de lit n’aiment pas les matières glissantes comme le plastique», explique-t-elle avec calme. Ici, la normalité semble prendre une autre dimension, où l’adaptation est reine. Dans la maison, les murs de couleurs vives font oublier la vétusté des lieux. Les motivations de l’intervenante sociale? «J’aime l’équipe, et je fais un boulot concret pour aider les gens. J’apprends beaucoup sur la dynamique du monde.» Elle jette un œil sur le carnet de bord qui relate nuit après nuit les événements. «Hier, il y avait 38 personnes dont 9 femmes et 5 enfants. C’est beaucoup plus calme depuis que le collectif 43m2 a ouvert un lieu d’hébergement (le 28 juin, soit cinq jours après notre visite, le campement était levé; voir ici, ndlr). Même s’ils sont logés sous tente, cela permet aux gens de ne pas être complètement à la merci de la météo. Ils ont aussi la possibilité en tout temps de se faire à manger. Sans l’occupation du collectif, on aurait dû refuser entre 10 et 20 personnes qui se seraient installées dehors, tant bien que mal.»

Dans les chambres du Sleep-In, un ou deux sacs sont posés à côté de certains lits. Souvent les seuls biens matériels des nomades forcés. «Les sans-abris en catégorie 1 ou 2, soit les femmes, les enfants, les cas vulnérables, ont la possibilité de réserver pour 28 jours. Ceux en catégorie 3, les hommes seuls de moins de 60 ans, qui représentent environ 60% des sans-abris, bénéficient rarement de plus de deux nuits d’affilée en été, et entre 5 et 7 jours en hiver, expliquent Tshahé. Le sans-abrisme est très masculin. Les femmes généralement viennent ici car elles ont fui un mari violent, ou disent vouloir sortir de la prostitution, ou encore souffrent de problèmes psychiques. Les personnes toxicomanes sont plutôt au centre-ville, soit à la Marmotte ou à l’Etape.» Le téléphone sonne, la veilleuse répond, explique à son interlocuteur les bus à prendre pour arriver jusque-là.

A l'intérieur d'une chambre.
L’hébergement d’urgence du Sleep-In compte trois étages, dont un réservé exclusivement aux femmes, avec à chaque fois plusieurs lits. © Olivier Vogelsang/archives

 

«Je respire»

Les deux veilleurs se préparent à accueillir les sans domicile fixe (SDF) de plus en plus nombreux devant la porte d’entrée, dont la grande majorité s’est inscrite via le Bureau des réservations du Service social de Lausanne. Stanley, Nigérian de 43 ans, raconte son parcours à demi-mots, «pour ne pas pleurer», de sa région natale du Biafra à sa traversée du désert libyen et de la Méditerranée. Puis, ses années en Grèce jusqu’à sa demande d’asile début 2021 en Suisse. «Quand je suis arrivé à Chiasso, ils m’ont posé tant de questions. C’était si difficile de se remémorer tous ces moments que je n’arrivais plus à dormir.»

Son futur? «Je l’imagine beau et brillant. Je vais apprendre le français et trouver un travail. Mais ma vie est déjà belle: je respire, j’apprends, je suis en sécurité, je suis heureux. Que demander de plus? Au Nigeria, je risquais de mourir chaque jour», raconte avec le sourire celui qui prie chaque heure. Presque tous les soirs, il vient au Sleep-In. Chaque matin, il se rend à l’accueil de jour de L’Espace à Lausanne. Il montre sa carte d’hébergement d’urgence attestant de sa réservation pour le mois de juin. Il ne s’appesantit pas sur ses problèmes de santé, mais son sac contient plusieurs courriers du CHUV. «Je suis très reconnaissant», murmure-t-il.

Dans la salle à manger, un petit garçon de 2 ans arrive en courant, suivi d’un homme à la longue barbe grise, puis le reste d’une grande famille rom dont certains sont arrivés la veille de Marseille. «Nous sommes venus ici parce que ma mère pensait trouver du travail en Suisse. Mais ce n’est pas si évident, et notre voiture est tombée en panne», explique Anisa (prénom d’emprunt), 14 ans, dans un français parfait à l’accent du sud. «On est venus au Sleep-In, car on ne pouvait pas dormir à sept dans la voiture. Les gens sont très gentils ici. A Marseille ou à Toulon, ils te laissent dormir dehors.» Sa mère arrive, un poulet cru dans la main. «Il y a trop de monde dans la cuisine.» Les femmes préparent le repas dans la salle à manger tout en parlant et en riant. Anisa raconte: «Je me sens différente des autres jeunes de mon âge. Je vais à l’école un jour sur dix. Je préférerais avoir une vie meilleure, mais c’est comme ça. Quand je serai grande, je serai riche.»

Portrait de Stanley.
Stanley exprime sa reconnaissance d’avoir un lit au Sleep-In. © Aline Andrey

 

Travailleur sans domicile

Un peu plus loin, un travailleur de la construction, originaire de Guinée-Bissau, muni d’un passeport espagnol depuis 37 ans, se plaint: «Je me réveille chaque matin à 5h pour aller travailler sur les chantiers. Ceux qui ne travaillent pas et qui ont fait la sieste ne sont pas fatigués le soir. Je ne peux pas les faire taire. Ce n’est pas facile de dormir avec ce bruit. On m’a dit qu’on allait me donner un studio, mais toujours rien. Alors que j’ai besoin d’une adresse pour faire ma carte de séjour. Et puis, quand je finis à 17h, je dois attendre 21h pour entrer ici. Je traîne dans la rue, dans les parcs. C’est la vie. C’est dur, mais un jour nous vaincrons.»

Gaël, infirmier de l’ONG Médecins du monde, est arrivé avec sa blouse blanche et son sac à dos en guise de trousse médical. Il discute avec plusieurs personnes, donne à l’une une aspirine pour un mal de tête, prend la pression d’une autre. «En décembre 2020, nous avons reçu un financement de la Chaîne du Bonheur et de la Loterie Romande pour offrir des permanences dans les lieux d’hébergement d’urgence du canton de Vaud. On informe sur les structures qui existent déjà, comme le Point d’Eau par exemple. Les problèmes de santé (cardio-vasculaire, hypertension, diabète) font écho aux maladies qu’on trouve dans la population en général, mais sont plus courantes encore chez les sans-abris.» Les troubles psycho-sociaux, ainsi que les affections bucco-dentaires et cutanées sont très fréquents. Avec plus de 1600 consultations depuis le début du projet, le travail de prévention de Médecins du monde a été reconnu par le Canton qui va poursuivre le financement de ses interventions. Gaël salue un homme nigérian qu’il a vu être bousculé par la police il y a quelques jours. En anglais, ce dernier, encore chamboulé, explique la scène: «Tu m’as vu l’autre jour? Le policier m’a heurté la jambe avec son vélo, puis m’a tenu par la gorge en me disant que je vendais de la drogue. Il m’a maltraité, alors que je suis un être humain. C’est la troisième fois que je subis ce racisme.» Gaël compatit: «J’ai vu, c’était violent. Et tu n’es pas le seul à qui cela arrive.»

Tshahé et Gaël à leur bureau.
L’intervenante sociale, Tshahé, et l’infirmier de Médecins du monde, Gaël, soufflent entre deux tâches. © Aline Andrey

 

Une forte demande

Anisa, natel à la main, s’assied dans le bureau des veilleurs visiblement très intéressée par leurs discussions tout en souhaitant jouer à un jeu. «Si seulement on avait le temps», rit Tshahé qui doit encore, à 23h, lancer une machine à laver, et nettoyer le frigo. «A chaque nuit, ses tâches», souligne Sofian, l’un des plus anciens veilleurs de l’établissement, huit ans à son actif.

Regardant la liste des arrivées, Tshahé indique que, sur les 38 personnes, «au moins huit travaillent légalement ou au noir». Officiellement, l’association reçoit des subventions de la Ville de Lausanne pour 26 personnes. «Pas facile de tenir le budget avec les charges qui augmentent, souligne Sofian, son collègue. Et puis, il n’y a que deux toilettes et une douche pour les femmes. Et deux toilettes et trois douches pour les hommes.». «On s’habitue à travailler sur le fil», ajoute Tshahé. Plusieurs personnes passent dans le bureau, qui pour prendre un drap, qui un coussin, un linge, des boules Quies...

La plupart des 17 veilleurs cumulent un autre travail, ou étudient. Depuis octobre 2020, le Sleep-In ouvre aussi pendant la journée, le dimanche et le lundi. «Le week-end, toutes les structures de jour sont fermées. Le samedi, les personnes sans-abri peuvent encore entrer dans les bibliothèques par exemple, mais le dimanche, si le temps est mauvais, ils n’ont pas beaucoup d’autres choix que de monter dans un bus. On voit une soixantaine de personnes chaque dimanche, un peu moins le lundi», explique Sofian. L’association regrette que le programme se termine en octobre, mais garde espoir qu’il puisse être prolongé.

Il est 23h et des poussières, la plupart des personnes, après avoir mangé, vont prendre une douche ou sont déjà couchées. Une famille rom discute encore dehors. Un homme s’est emmitouflé dans un sac de couchage dehors à côté du palier. La pluie a cessé.

Un petit enfant.
Ce soir-là, le plus jeune sans-abri de la maisonnée est âgé de 2 ans. © Aline Andrey

 

La longue histoire du Sleep-In

L’association Sleep-In, dans les années 1990, voit le jour à la suite de l’occupation d’une maison dans le but d’accueillir des SDF. Soutenus par la fondation Mère Sofia, les militants, dont certains issus de l’ALJF (Association pour le logement des jeunes en formation), poussent la Ville de Lausanne à ouvrir une structure d’accueil pendant une phase test de six mois durant l’hiver 1992-1993. En décembre 1993, l’association Sleep-In est mandatée pour offrir un hébergement d’urgence dans son actuelle maison. Depuis, elle propose un lit, un petit-déjeuner, une douche, une écoute et des conseils. En parallèle, la Marmotte, gérée par l’Armée du Salut, ouvre également ses portes.

«Au sein de notre équipe, toutes les travailleuses sociales et les travailleurs sociaux ont le même statut. Pas de hiérarchie, pas de différence salariale, toutes les décisions se prennent en équipe. Au Sleep-In, tout le monde est bienvenu. Chaque personne mérite de se sentir bien accueillie et en sécurité au sein de la maison», écrit l’association sur son site internet (sleepin-lausanne.ch), tout en soulignant l’importance d’un «rapport le plus horizontal possible» avec les bénéficiaires de la structure. Depuis une trentaine d’années, celle-ci observe une diversification des parcours de marginalisation: des personnes salariées, migrantes, âgées et isolées, ou encore souffrant de troubles psychiques se retrouvent dans la rue. Pour les intervenants sociaux, les raisons se trouvent aussi dans la saturation et dans la spéculation immobilière, ainsi que dans le manque de logements subventionnés ou à loyer modeste. Conséquence, le nombre de sans-abris refusés à l’entrée du Sleep-In ne cesse de croître. Pour le Sleep-In, une augmentation des lits disponibles dans le canton de Vaud et la création de lieux d’accueil de jour, 7 jours sur 7, est plus que jamais nécessaire.

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