A 97 ans, Yvonne Paccaud a manifesté pour la première fois à Berne dans le cadre des 75 ans de l’AVS et pour une treizième rente. Elle revient sur sa vie, heureuse, qui traverse l’Histoire
Elle est née à Berne, le jour le plus long de l’année, il y a longtemps. Plus exactement le 21 juin 1926. Près d’un siècle plus tard, la Morgienne d’adoption Yvonne Paccaud relate avec douceur et vivacité son enfance dans l’entre-deux-guerres, quand «les enfants jouaient dans les rues et regardaient bouche bée les rares voitures passer». De sa voix douce et affirmée, elle raconte les hivers très froids, si rares aujourd’hui: «Il pouvait faire jusqu’à –25 °C à Berne. Seule notre cuisine était chauffée. C’était dur.» «Pendant la guerre, on avait une petite radio qui nous donnait quelques informations. On entendait les avions au-dessus de nos têtes, mais on ne savait pas ce qui se passait, ajoute-t-elle. Tout est mieux maintenant.»
Parfaitement bilingue, Yvonne a appris le français à l’école, puis dans une famille d’accueil à Fleurier. Son père, Genevois d’origine huguenote, s’exprimait en allemand avec elle. Il travaillait au Bureau de la propriété intellectuelle avec, fait épique, Einstein…
Dotée d’une mémoire d’éléphant, seules les dates et les nombres échappent à Yvonne Paccaud parfois. «Je n’ai jamais beaucoup aimé les chiffres», dit en souriant celle qui prendra toutefois des cours de comptabilité dans le cadre de son apprentissage d’employée de commerce chez Publicitas. «J’aurais voulu étudier davantage, mais les études coûtaient trop cher.» En 1946, CFC en poche, la jeune femme demande à travailler dans la filiale genevoise de la société, histoire de parfaire son français. Avec sa sœur et une étudiante, elle s’installe à Genève. C’est là qu’elle rencontrera l’homme de sa vie, un étudiant en lettres futur instituteur.
Des conditions de travail dantesques
Si Yvonne Paccaud exprime sa gratitude d’avoir encore toute sa tête, elle confie perdre peu à peu la vue et l’ouïe. Quasi à l’aveugle, elle se déplace avec souplesse pour aller chercher une jolie enveloppe contenant ses certificats de travail datant des années 1940. On y apprend qu’après une petite année à Publicitas Genève, elle démissionne le 30 avril 1947 pour d’autres expériences. Le lendemain, le 1er mai, elle entre chez L’Oréal. «Les laboratoires se trouvaient sous les bureaux. Les vapeurs chimiques arrivaient jusqu’à nous. C’était infernal», souligne la militante qui s’ignore, n’hésitant pas à changer de poste quand les conditions sont mauvaises. Elle quitte sa place le 28 février 1948 pour ouvrir, dès le lendemain, les portes des Editions Dixi. «Là, le patron avait les mains baladeuses. Je n’ai pas supporté. J’ai refusé toute avance. Il a été vexé. Je suis partie quelques mois plus tard», se souvient la précurseuse. Le 1er octobre 1948, elle est embauchée par l’ORT, une organisation israélite, qui ne tiendra pas compte de ses récriminations face à des conditions de travail dantesques. «Un poêle à charbon chauffait les bureaux et j’avais trois collègues qui fumaient. Les fenêtres étaient fermées, car il faisait très froid. C’était insupportable. Je suis tombée malade, tant il me manquait de l’oxygène.» Elle démissionne de nouveau et se rend au Tribunal des prud’hommes pour exiger le paiement, que l’entreprise lui refuse, de son dernier mois de salaire. Elle gagnera.
De l’USS au mariage
En septembre 1949, Yvonne Paccaud est embauchée par l’Union syndicale suisse (USS), où elle trouve enfin un emploi à la hauteur de ses attentes et de bonnes conditions de travail. «J’ai décidé de repartir à Berne, pour vivre chez mes parents, pour ne plus payer de loyer. Je devais mettre de l’argent de côté pour mon mariage, même s’il a été très modeste.»
Son passage à l’USS sera donc bref. Le 31 mars 1950, elle quitte son bureau. Le 1er avril, elle se marie et rejoint son époux à l’école de Lavigny, dans la campagne vaudoise. «On vivait un peu coupé de tout – à l’époque, il n’y avait pas de service de bus – et l’appartement de l’école au rez-de-chaussée n’était pas excavé. L’humidité était infernale. La moisissure grignotait les murs. Je suis souvent tombée malade, et mes trois enfants aussi.»
En 1963, la famille déménage à Morges. C’est là, dans ce même appartement, soixante ans plus tard, qu’elle se raconte en toute humilité et délicatesse. Sur sa table, un appareil agrandisseur lui permet de s’adonner à la lecture, son dada. «J’ai retrouvé Les contes de la rue Broca et je regarde si cela peut plaire à mes arrière-petits-enfants. En ce moment, je lis aussi un livre en allemand, et le dernier ouvrage d’un guide spirituel indien que je suis allée voir en conférence dans de nombreux pays.»
Première classe d’accueil
Dans les années 1970, Yvonne Paccaud est engagée pour s’occuper de la première classe d’accueil de Morges. «J’ai adoré m’occuper de ces enfants, italiens, espagnols, portugais, turcs. Il fallait être créative, trouver des manières de leur enseigner le français.» Parallèlement, elle œuvre, avec son époux, dans la compagnie des Trois P’tits Tours d’Emile Gardaz. Dans un article sur la troupe, publié dans un magazine romand, on la voit en photo entourée de ses enfants à la table de la cuisine. La légende, métaphore d’une époque pas tout à fait révolue, dit ceci: «Le problème de la mère de famille, c’est de ne pas abandonner ses enfants le soir et, pourtant, de les coucher assez tôt pour pouvoir aller répéter consciencieusement son rôle: celui d’une mère.»
En cette fin de matinée, son fils vient justement lui rendre visite. C’est avec lui, Yves Paccaud, député socialiste, qu’elle a participé à sa première manifestation en septembre à Berne dans le cadre des 75 ans de l’AVS et pour une 13e rente AVS. Puis, en octobre, elle a été invitée à l’USS où elle a reconnu son ancien bureau, occupé actuellement par… le président de la faîtière Pierre-Yves Maillard. Yvonne Paccaud en sourit. En guise de conclusion, elle ajoute: «Je me demande toujours pourquoi je vis aussi longtemps. Ce qui est difficile, ce sont les morts des proches. Pour ma part, je n’ai absolument pas peur. Je ne sais pas ce qui m’attend, la lumière peut-être, des retrouvailles... Je rêve beaucoup de mon mari. L’important, c’est la paix dans le cœur. La lumière à l’intérieur, ça change tout».