Vers une Europe du plein-emploi?
Un nouveau concept pour lutter contre le chômage en Europe a vu le jour au sein d’Unia. Ses auteurs lancent un vaste débat à ce sujet. Eclairage
Donner à la Commission européenne un instrument exclusif lui permettant d’atteindre un taux de chômage de 2% en Europe? C’est ce que proposent les économistes d’Unia Beat Baumann et Christoph Bucheli, ainsi que Joachim Ehrismann qui participe au projet. Ensemble, ils ont inventé un nouveau concept, l’Objectif de référence européen en matière d’emploi (OEE), qu’ils soumettent à une vaste discussion au sein du syndicat et, plus largement, au niveau politique.
Ce nouveau concept vise à ce que les grandes entreprises européennes assument véritablement leur responsabilité sociale, dans le but de réduire le chômage, terreau des mouvements populistes et de la concurrence entre travailleurs, portant aussi des coups aux organisations syndicales, avec notamment la crainte, du côté des salariés, de se défendre.
Les trois auteurs partent du constat d’un déséquilibre structurel en matière de pouvoir entre des syndicats affaiblis par le triomphe du néolibéralisme et de la mondialisation, et celui des entreprises ayant fortement augmenté. Une Europe du plein-emploi serait ainsi une réponse à cette toute-puissance des grandes entreprises et à la précarité rendue possible par le chômage en Europe. Chômage touchant quelque 16 millions de personnes en décembre 2018, soit un taux de 6,6%. «Le plein-emploi en Europe est une vision syndicale et constitue une alternative probante au repli nationaliste et à un revenu de base inconditionnel», relèvent les trois collaborateurs, qui souhaitent placer le travail avant le profit.
L’OEE permettrait à la Commission européenne de fixer des objectifs aux grandes entreprises en fonction du niveau de chômage. Un tiers des salariés européens travaillent actuellement dans de telles sociétés. Pour réduire le taux de chômage à 2%, 11,1 millions de nouveaux emplois seraient nécessaires. Les grandes entreprises devraient ainsi augmenter leurs effectifs d’environ 30% pour combler ce trou. Les employeurs publics et les PME ne seraient pas concernés par l’OEE, mais indirectement le mécanisme permettrait d’augmenter les emplois dans ces domaines. La Commission européenne pourrait fixer aux grandes entreprises un objectif d’augmenter les emplois et les charges du personnel de 20% d’ici à quatre ans, ce qui correspond à 5% par an; 7,4 millions de postes de travail seraient ainsi créés. Et si les entreprises refusent les objectifs impartis, des sanctions à la hauteur des salaires économisés pourraient être imposées.
Pour mettre en œuvre ces objectifs en matière d’emploi, les comités d’entreprise européens devraient être appelés à négocier avec leur direction, afin de ne pas laisser les actionnaires décider seuls, relève l’équipe d’Unia. De même, la société civile (ONG de défense des droits de l’homme, de l’environnement ou pour la paix, représentants des régions et des marchés du travail) devrait aussi être associée à ces négociations. A l’appui de leur concept, Beat Baumann, Christoph Bucheli et Joachim Ehrismann évoquent l’article 3 du traité de l’Union européenne (UE) sur le marché intérieur, stipulant que cette dernière œuvre pour «une économie sociale de marché hautement compétitive, qui tend au plein-emploi et au progrès social».
Si l’objectif d’un travail pour tous à de bonnes conditions est un but à atteindre, la proposition des économistes d’Unia n’est-elle pas complètement idéaliste et utopique dans une Europe où la concurrence fait rage et la compétitivité l’emporte sur toute considération sociale? Beat Baumann nous répond.
Questions / réponses
Votre nouveau concept d’Objectif de référence européen en matière d’emploi (OEE) n’est-il pas en dehors de la réalité alors que les entreprises ne cessent de chercher à baisser les coûts du travail pour augmenter leurs profits?
Les grandes entreprises se savent observées et critiquées en permanence. Elles contournent le fisc, abusent de leur pouvoir de marché, comme Google, ou répercutent sur la collectivité les coûts des licenciements. Elles accaparent une part croissante de la valeur ajoutée créée, sous forme de profits. Or, nous allons au-devant d’un ralentissement économique qui, avec la numérisation, va détruire de nombreux emplois. Beaucoup de personnes et d’acteurs politiques appelleront les grandes entreprises à assumer leur responsabilité sociale, avec une insistance inconnue à ce jour.
Un tel concept n’est-il pas contraire à la libre concurrence et à la compétitivité qui sont à la base du traité de l’Union européenne?
Les grandes entreprises se verront fixer des objectifs contraignants en matière d’emploi. Par analogie aux valeurs maximales d’émissions de CO2que l’industrie automobile doit respecter. La concurrence continuera d’exister et les grandes entreprises dégageront toujours des bénéfices, mais plus aux niveaux stratosphériques d’aujourd’hui. Il n’est pas prévu de renverser le capitalisme, mais de lui conférer un visage humain.
Comment les comités d’entreprise européens, qui peinent déjà à faire entendre leur voix lors de fermetures d’entreprises ou de licenciements collectifs, comme le montrent, par exemple, les récentes restructurations chez Nestlé, pourront-ils négocier avec leur direction pour augmenter les emplois?
La Commission européenne fixera le nombre d’emplois à créer. Les comités d’entreprise européens discuteront de la manière de créer ces postes de travail. Il existe en principe deux solutions, qui seront combinées le cas échéant. Premièrement, le volume de travail peut être réparti entre davantage de postes, ce qui implique une réduction de la durée du travail avec compensation salariale. Deuxièmement, des investissements sont envisageables, y compris dans la formation et le perfectionnement de la main-d’œuvre.
Pensez-vous que les grandes entreprises installées en Europe, dont certaines, à l’instar de l’industrie allemande de l’automobile, ont déjà largement délocalisé dans les pays à bas coûts de l’UE, vont se laisser imposer des contraintes en matière d’emplois?
Quand l’industrie automobile ne trouve plus de spécialistes en Allemagne, elle crée des emplois à l’étranger. Dorénavant, il lui faudra augmenter sa masse salariale en fonction du nombre de nouveaux postes. Ainsi, elle ne pourra pas créer d’emplois à bas salaires. La charge de travail va toutefois diminuer, avec le passage des moteurs diesel aux moteurs électriques. D’où l’urgence de trouver des solutions permettant de répartir le volume de travail restant entre davantage de personnes.
Les entreprises ne risquent-elles pas plutôt de plier bagages et de partir vers d’autres continents?
L’Europe est un marché bien trop important pour que les entreprises renoncent à s’y implanter. Et les contraintes en matière d’emplois ne seront pas introduites dans un seul pays, mais au niveau européen. Afin que tout le monde se batte de nouveau à armes égales sur ce marché unique.
Pourquoi ne pas proposer d’abord des changements dans notre pays, plutôt qu’au sein de l’UE dont la Suisse n’est pas membre ?
Les syndicats suisses sont très attachés aux valeurs d’une Europe sociale, comme le montre leur engagement pour la protection des salaires. C’est tout à fait possible sans être membre de l’UE. Nous vivons dans un continent étroitement interconnecté. Par exemple, plus de la moitié des membres d’Unia ont de la famille quelque part en Europe. Notre syndicat est ainsi directement lié au destin des nombreux jeunes qui n’ont pas de travail dans l’UE.
Avez-vous déjà eu des discussions avec les autres syndicats en Europe sur l’OEE?
De premiers contacts ont été noués avec la CGIL (Confédération générale italienne du travail). Mais des discussions approfondies restent encore à mener.
Comment votre idée y est-elle accueillie?
Il est trop tôt pour le dire.
Comment parvenir à imposer votre concept?
L’OEE implique un transfert de pouvoir vers les syndicats et les salariés. Le patronat ne pourrait plus se servir du chômage comme outil de chantage. Les gens ne craindraient plus autant de perdre leur travail, car il y aurait suffisamment d’emplois. Il faudrait sans doute une grave crise économique et sociale pour que l’UE réunisse les conditions nécessaires à notre concept. Mais comme l’a montré la crise financière de 2008, on ne peut jamais exclure un tel scénario. Par ailleurs, l’OEE invite à penser au-delà du capitalisme. L’idée du revenu de base inconditionnel est déjà sur la table. Or, c’est loin d’être suffisant, il faut donc d’autres alternatives utopiques susceptibles d’être réalisées.
Réponses traduites par Sylvain Bauhofer