Nouvelle condamnation de la Cour européenne des droits de l'homme pour la jurisprudence sur la prescription. L'Etat doit compenser
Pour la seconde fois en dix ans, la Suisse a subi une condamnation de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) à Strasbourg, pour déni de justice à l’égard d’une victime de l’amiante. La décision, publiée le 13 février, se réfère au cas de Marcel Jann, enseignant victime en 2006, à l’âge de 53 ans, du mésothéliome pleural, cancer typiquement provoqué par les fibres d’amiante qu’il avait respirées durant son enfance et sa jeunesse vécues non loin de la fabrique Eternit de Niederurnen (Glaris). Ces circonstances l’avaient amené à déposer une plainte pénale pour lésions corporelles graves. Après son décès, sa veuve et son fils ont engagé une longue bataille judiciaire afin d’obtenir une indemnité à titre de réparation du tort subi. L’action était dirigée contre la société Eternit (Schweiz) AG (devenue entre-temps Swisspearl, ndlr), successeur présumé d’Eternit AG, contre les frères Thomas et Stephan Schmidheiny, ses deux ex-propriétaires, et contre les CFF (qui entreposaient jadis des sacs d’amiante à la gare voisine de la maison de Marcel Jann). Le couperet de la prescription est finalement tombé. Par décision du Tribunal fédéral qui, en 2019, avait confirmé une interprétation restrictive de cette notion. Or, la CEDH vient de le désavouer: la justice helvétique a violé le droit à un procès équitable (figurant à l’art. 6 de la Convention européenne des droits de l’homme, ratifiée en 1974 par la Suisse). L’Etat suisse devra ainsi verser aux héritiers de Marcel Jann près de 20000 francs pour préjudice moral, et 14000 francs pour leurs frais et dépens.
Longues périodes de latence des maladies liées à l’amiante
En d’autres termes, la décision de la CEDH réaffirme, après un premier arrêt remontant à 2014, que la jurisprudence helvétique en matière de prescription n’est pas conforme au droit international dans le cas des victimes de l’amiante. Car elle ne tient pas compte des longues périodes de latence des maladies liées à l’amiante, à commencer par le mésothéliome, qui apparaissent jusqu’à 45 ans après l’exposition. Comme l’a rappelé le Tribunal fédéral dans l’arrêt cassé de 2019, le délai de prescription dit absolu (soit le laps de temps dont un citoyen dispose pour faire valoir des prétentions devant une autorité judiciaire, allongé de 10 à 20 ans en 2020 lors d’une révision de loi, dans les cas de décès ou de lésions graves) commence à courir dès que le fait dommageable s’est produit ou a cessé, en l’occurrence après la dernière exposition à la poussière d’amiante. Et comme pour Marcel Jann, les faits remontent à 1972, le délai de prescription était écoulé depuis longtemps déjà quand la demande d’indemnisation a été introduite en 2009. En pratique, la victime aurait dû faire valoir ses droits au plus tard en 1982, soit 22 ans avant de contracter un mésothéliome et de découvrir le préjudice subi. Un tel raisonnement a beau être absurde, c’est bien ce que dit l’arrêt rendu en 2019 par la Cour suprême de la Confédération: «Il n’est pas disproportionné de considérer comme prescrite une prétention qui n’est invoquée que quelque 37 ans après la dernière atteinte possible», affirment les juges de Lausanne.
La curieuse interprétation que le Conseil fédéral a défendue à Strasbourg vient d’être de nouveau réfutée par la CEDH, qui indique ceci: «Il n’existe pas de période de latence maximale scientifiquement reconnue entre l’exposition à l’amiante et l’apparition d’un cancer de la plèvre.» En outre, «lorsqu’il est scientifiquement prouvé qu’une personne est dans l’impossibilité de savoir qu’elle souffre d’une certaine maladie, une telle circonstance devrait être prise en compte pour le calcul du délai de prescription», ajoutent les sept juges de Strasbourg, qui ont rendu leur décision à l’unanimité.
Responsables mieux protégés que les victimes
«Eu égard à la jurisprudence du Tribunal fédéral, dit encore la décision de la CEDH, il a été établi que le début du délai de prescription en l’espèce correspondait à la fin du fait dommageable en question, et en conséquence les requérants n’ont pas obtenu l’examen au fond par un tribunal de leurs demandes d’indemnisation. De plus, la jurisprudence interne accordant plus de poids à la sécurité juridique des personnes responsables du dommage qu’au droit d’accès à un tribunal pour les victimes, il n’y a pas eu de proportionnalité raisonnable entre les buts poursuivis et les moyens employés.» Par conséquent, «les tribunaux suisses ont limité le droit pour les requérants d’accéder à un tribunal à un point tel que leur droit s’en est trouvé atteint dans sa substance même. Dans cette affaire, l’Etat a donc outrepassé les limites de sa marge d’appréciation, au mépris de la Convention», déclarent les juges.
Les mêmes ont balayé l’argument avancé par la Suisse pour sa défense, selon lequel les héritiers de Marcel Jann «auraient pu et dû solliciter une indemnité auprès de la Fondation EFA», entité privée indemnisant, sur une base privée et volontaire, les victimes de l’amiante tombées malades depuis 2006. La CEDH souligne à ce sujet que Marcel Jann étant tombé malade avant 2006 en Suisse, «il ne semble pas exister de droit à obtenir une indemnité, car la Fondation EFA est une entité privée et ses décisions ne peuvent pas faire l’objet d’un recours en justice. De plus, l’octroi d’une indemnité est subordonné à l’établissement d’une déclaration par laquelle le bénéficiaire potentiel renonce à entamer des poursuites judiciaires.»
La réaction de l’avocat de la famille
«La Cour européenne a confirmé que le droit suisse en matière de prescription n’est pas conforme au droit international, que la Suisse est tenue d’appliquer», a déclaré Me Martin Hablützel, avocat zurichois de la famille Jann et représentant de la VAO, l’association alémanique des victimes de l’amiante et de leurs proches. «Dès aujourd’hui, les juges de tous les tribunaux suisses devront se conformer à l’arrêt de Strasbourg, qui est contraignant. Dans un futur cas similaire, il leur faudra vérifier que les délais de prescription aient bien été respectés», explique Me Martin Hablützel. Dans le cas concret, une demande de révision du jugement sera adressée au Tribunal fédéral.
Article paru le 13 février sur: areaonline.ch
Traduction de Sylvain Bauhofer.