Sur fond de crise européenne, le pays est agité de violents conflits sociaux qui culminent en novembre 1918. Le centenaire de la grève générale est l’occasion de rappeler cet événement central de l’histoire de la Suisse
Le 10 juin 1918 à Zurich. Des centaines de femmes se rassemblent devant l’Hôtel de Ville de Zurich où siège le Grand Conseil. «Nous avons faim», proclament les pancartes des manifestantes. Elles exigent des autorités qu’elles prennent des mesures en faveur des familles les plus indigentes, en particulier celles des mobilisés. Elles réclament en outre la mise sous séquestre des stocks de nourriture, afin de la distribuer selon les besoins. Quelque 700000 Suisses, soit un cinquième de la population, vivent sous le seuil de pauvreté en cet été 1918. Le chômage s’est aggravé dès 1914 et 22% des travailleurs ne sont que partiellement occupés. «Même ceux qui ont conservé leur emploi sont aux limites de la misère», indique le syndicaliste Constant Frey (auteur de La grève générale de 1918). Les milieux ouvriers s’enfoncent toujours plus dans la pauvreté, mais aussi les petits fonctionnaires et les employés.
Le fléau de la spéculation
Même si la Suisse n’est pas directement partie prenante de la guerre qui sévit alors en Europe, une grande partie des Helvètes sont mobilisés. Ils passent environ un tiers de leur temps à l’armée, sans solde ni indemnité. Les familles subissent une perte de revenu nette, à laquelle s’ajoute l’augmentation du coût de la vie. La pression conjuguée des pénuries et de la spéculation fait grimper les prix des denrées de manière marquante. Les importations de céréales et de charbon se raréfient dès le début de la guerre. Le prix du pain double en l’espace de trois ans et celui des œufs est multiplié par trois.
Le Conseil fédéral, auquel le Parlement a conféré les pleins pouvoirs au commencement des hostilités, reste impuissant face à cette flambée des prix. Les habitants des villes éprouvent une colère croissante envers les paysans et surtout envers les «accapareurs», véritable fléau de cette époque de disette. Il s’agit de grossistes et de commerçants, qui parcourent les campagnes pour acheter tous les stocks disponibles et les revendre ensuite au prix fort. Le Gouvernement tarde à prendre des mesures et, pendant ce temps, la spéculation va bon train. Or, si les syndicats réclament, dès 1914, des règlements sur les prix et la distribution des marchandises de première nécessité, leurs requêtes ne rencontrent que peu d’écho. Les principales denrées alimentaires ne seront rationnées qu’à partir de la troisième, voire même de la quatrième année de guerre, indique Constant Frey. La carte de pain est introduite en octobre 1917, celle de graisse le 1ermars, celle de fromage le 1er juin suivant.
Revendications d’urgence
Les travailleurs ont la sensation de porter à eux seuls l’effort de guerre et d’être les seules victimes de la situation. Ce sentiment est renforcé par le fait que de nombreux secteurs de l’industrie traditionnelle (chimie, textile, mécanique, aliment) réalisent d’excellentes affaires et peuvent servir à leurs actionnaires des dividendes allant jusqu’à 20%, voire davantage, indique l’historien Marc Vuilleumier. Quelques mois plus tôt, le 4 février, un comité d’action s’est formé à Olten, regroupant des délégués du Parti socialiste suisse et des syndicats. Le but de ce comité — surnommé le «Soviet d’Olten» par ses détracteurs — est de négocier avec le Conseil fédéral pour défendre la cause des plus démunis.
En mars 1918, il adresse au Gouvernement une série de revendications d’urgence, portant essentiellement sur des questions d’approvisionnement (imposition de prix maximal, instauration d’un office fédéral de l’alimentation, création de réfectoires publics), mais aussi sur les conditions de travail (salaires minimaux, réduction du temps de travail). Pour obtenir ces mesures et faire pression sur le Gouvernement, le Comité d’Olten vote un plan de grève générale. Mais cette arme de la grève générale est loin de rallier toute la gauche, relève l’historien. Les centristes admettent seulement le principe d’une grève pacifique, disciplinée, utilisée comme arme ultime si les négociations échouent.
L’affaire du prix du lait
Malgré ses réticences, le Comité a l’occasion de brandir bientôt sa menace de grève générale. Le 3 avril 1918, sous la pression des milieux paysans, le Conseil fédéral décide une augmentation de 25% sur le prix du lait. Dans un contexte déjà tendu, cette mesure frappe directement les milieux les plus défavorisés, soit la classe ouvrière, mais aussi plus généralement la population des villes. Les produits laitiers constituent la base de l’alimentation de nombreuses familles. Aussi la mesure est-elle extrêmement impopulaire, fédérant contre elle tous les salariés, employés, fonctionnaires ou ouvriers. Même une partie des milieux politiques bourgeois la combattent.
Le Comité d’Olten exige que le Gouvernement revienne sur cette décision. Or, le Conseil fédéral temporise et renvoie la balle à l’Assemblée. Pour finir, cette dernière coupe la poire en deux et choisit de limiter la hausse à la moitié de ce qui était prévu, tandis que le lait vendu aux indigents reste exempté de cette hausse. Il s’agit en somme d’une demi-concession. Pourtant, le 22 avril, le Comité d’Olten, les délégués de l’Union syndicale et du Parti socialiste suisse décident de ne pas déclencher la grève. «La grève générale est une arme à deux tranchants qu’il est difficile à manier sans se blesser», analyse après coup La Revue syndicale suissede mai 1918, reflétant toute l’ambiguïté des sentiments de la gauche vis-à-vis de cette grève. «La classe ouvrière doit se vouer plus que jamais à ce travail d’organisation qui la rendra plus forte», poursuit le commentateur. En somme, il s’agit d’être prêt «pour le moment où, sans qu’elle ait été précédée de nomination de comités d’action, de pourparlers et d’ultimatums, la grève générale se produira». Il parle au futur et non au conditionnel: la probabilité d’une grève ne semble plus faire de doute pour lui.
Où la police s’en mêle
L’accalmie ne dure qu’un temps. De nouvelles hausses du coût de la vie interviennent rapidement, jointes à une pénurie croissante des vivres. Le Comité d’Olten appelle à des manifestations dans tout le pays, pour protester contre la vie chère et «pour un rationnement équitable». Une série de grèves locales éclatent le 17 juin et des débordements se produisent par endroits. Notamment à Bâle où des jeunes socialistes saccagent un restaurant de luxe, à Bienne où, quelques jours plus tard, les jeunes socialistes organisent une manifestation de la faim pendant une session de la Municipalité.
Un arrêté fédéral autorise alors les cantons à prendre des mesures extraordinaires pour le maintien de l’ordre. Toute assemblée publique, tout cortège ou rassemblement, peut dès lors faire l’objet d’une surveillance policière. Cette mesure, qui bafoue le principe de la liberté de réunion et d’association prévue par la Constitution, renforce l’antimilitarisme de la gauche et pousse les mouvements ouvriers à se radicaliser. Comme le relève l’historien Bernard Degen, le contentieux entre l’armée et les socialistes suisses ne date pas d’hier: il n’a cessé de s’accentuer depuis le début du siècle. Sous prétexte de prévenir des violences éventuelles, «fruit d’agitateurs étrangers», de plus en plus de grèves locales ont été réprimées avec l’intervention de l’armée durant les dernières décennies. Il ne faudra pas beaucoup souffler sur les braises pour que la situation s’envenime encore… A suivre dans nos prochaines éditions.