A Genève, deux parcours guidés permettent de se plonger dans l'histoire et les difficiles conditions de vie de ces travailleurs qui ont construit la Suisse d'aujourd'hui. Reportage.
«Service sanitaire de frontière». L’écriteau, aux lettres en partie effacées par les années, se trouve juste derrière la gare Cornavin, à Genève. Il est le témoin tangible d’une des pages les moins glorieuses de l’histoire suisse. C’est en effet ici que les saisonniers et les saisonnières tout juste descendus du train devaient passer la visite sanitaire conditionnelle à toute admission sur le territoire helvétique.
Bien que ce statut précaire ait été supprimé il y a plus de vingt ans, quand la libre circulation des personnes avec l’Union européenne est entrée en vigueur, le panneau est toujours là. Il est le point de départ d’un des deux parcours guidés sur les traces des saisonniers, concoctés par le Collège du travail, les Archives contestataires et l’association Rosa Brux (lire ci-dessous). Un travail de mémoire salutaire en hommage à ces centaines de milliers d’immigrés qui, pendant des décennies, ont largement contribué à construire la Suisse, tout en étant traités comme des parias.
Montrer patte blanche
Ces derniers devaient donc montrer patte blanche en étant auscultés de la tête aux pieds par des médecins. «Il y avait ici de longues files d’attente, surtout au printemps, quand les saisonniers arrivaient en masse, raconte Patrick Auderset, du Collège du travail, qui pour l’occasion nous sert de guide aux côtés de Jeanne Gillard, de Rosa Brux. On cherchait principalement à déceler les cas de tuberculose.» Les malheureux qui en étaient atteints étaient directement renvoyés dans leur pays.
«C’était une belle hypocrisie, souligne Jeanne Gillard, car pendant ce temps, les tuberculeux étrangers fortunés étaient accueillis à bras ouverts pour se soigner dans les sanatoriums des alpes suisses.» Ces examens médicaux étaient vécus comme une humiliation par les saisonniers: «C'est un peu comme quand on achète une bête et qu'on voit si elle a de bonnes dents ou de mauvaises dents», lâche l’un d’eux, dans une capsule audio disponible via le code QR figurant sur le premier des sept panneaux qui jalonnent l’itinéraire «Nous saisonniers, saisonnières». Contestés dès les années 1970, ces tests ont fini par être abandonnés en 1992.
Une fois cet écueil passé, les «heureux élus» qui disposaient d’un contrat de travail pouvaient rester en Suisse pendant neuf mois, à la suite de quoi ils devaient quitter le pays pour au moins trois mois. Comme leur permis A ne les autorisait pas à signer un bail, ils étaient à la merci des marchands de sommeil qui sévissaient par exemple dans le quartier des Grottes, étape suivante de la visite. «Dans ces rues, il y avait beaucoup de logements vétustes où les saisonniers dormaient à plusieurs par chambre, pour un prix exorbitant», explique Jeanne Gillard.
Les enfants du placard
Ils n’avaient pas non plus le droit d’emmener leur famille avec eux. «J'ai vécu treize ans sans mon père, confie une voix de femme dans un témoignage audio. Je ne le considérais pas vraiment comme mon père, mais comme un ami ou un cousin de ma mère. II ne venait qu'une ou deux fois par année.» Certains bravaient l’interdit en faisant malgré tout venir leur famille, mais les enfants devaient alors vivre cachés et n’étaient pas scolarisés. «On estime que, dans les années 1970, il y avait environ 10 000 de ces “enfants du placard” à Genève», précise Jeanne Gillard.
Dans les années 1980, plusieurs organisations dont l’Université ouvrière de Genève, voisine de la place des Grottes, ont mis sur pied des cours clandestins à leur intention, et créé la Petite Ecole. Ce n’est qu’en 1991 que ces enfants ont été officiellement admis à l’école publique.
Cap ensuite sur le quartier des Délices. Les ouvriers travaillant dans la construction étaient généralement logés dans des baraquements en bois voisins des grands chantiers. Quelques-unes de ces bicoques subsistent au chemin Annie-Jiagge, le long des voies ferrées. Elles ont abrité des saisonniers des années 1950 jusqu’aux années 1980. Ceux-ci vivaient dans une grande promiscuité dans ces locaux mal chauffés et insalubres, qui manquaient de sanitaires. «Ces baraquements sont un peu le symbole de ce statut indigne», juge Patrick Auderset.
Les saisonniers étaient essentiellement des hommes actifs dans la construction. Pour leur part, les femmes travaillaient surtout dans l’hôtellerie-restauration ou comme employées de maison et étaient souvent logées sur place, dans des conditions un peu meilleures. «Mais beaucoup d’entre elles subissaient le harcèlement des clients, voire des patrons eux-mêmes», nuance Jeanne Gillard.
Une population invisibilisée
On emprunte le passage sous-voies pour arriver au parc Saint-Jean, où plusieurs des bâtiments qu’on peut voir alentour ont été bâtis principalement par des saisonniers, à l’instar du grand paquebot du quai du Seujet ou du siège de la Fédération des entreprises romandes. «On a cartographié tous les bâtiments dont c’est le cas à Genève, c’est énorme!» lance Jeanne Gillard. Peu de Suisses ont eu conscience du rôle joué par cette population immigrée, tant elle était invisibilisée.
Les saisonniers étaient la plupart du temps relégués aux tâches les plus pénibles et les plus dangereuses. A la place Lise-Girardin, où se poursuit la visite, une plaque en métal scellée dans le dallage du sol passe inaperçue aux yeux des piétons. Elle est dédiée «aux travailleurs qui bâtissent la ville et à ceux qui y laissèrent la vie». Posée en douce par les syndicats, pendant la nuit précédant l’inauguration des travaux de réaménagement de la place en 1988, elle avait offusqué les autorités de l’époque, qui l’ont toutefois laissée en place.
Une participante à la visite guidée, fille d’anciens saisonniers kosovars, note que ses parents se sont peu étendus sur ce qu’ils ont vécu. «J’imagine que, dans beaucoup de familles, c’était tabou, sans doute pour protéger ses enfants et se protéger des préjugés. Mais je suis contente qu’on puisse évoquer ce sujet aujourd’hui.»
Apparemment, ce n’était pas pareil dans toutes les familles: «Mon père m’a énormément parlé de ses conditions de vie en Suisse, de la visite sanitaire à son arrivée, de cette impression d’être traité comme du bétail, confie une autre jeune femme présente, fille et petite-fille de saisonniers italiens. Cela reste aujourd’hui un sujet douloureux pour lui.»
Saisonniers, sans-papiers, même combat
A la rue du Mont-Blanc, on fait une halte devant la sculpture de l’artiste sénégalais Ousmane Sow, qui représente un immigré sans-papiers, pour faire le lien entre le passé et l’époque actuelle: «Aujourd’hui, de nombreux hommes et femmes sont exposés à des conditions de vie semblables à celles des saisonniers», remarque Jeanne Gillard. C’est l’occasion aussi d’évoquer le déracinement de ces derniers, qui, à force de naviguer d’un pays à l’autre, finissaient par être considérés comme des étrangers aussi bien chez eux qu’en Suisse.
Fin du parcours à la place des Alpes, où la communauté italienne et la Ville de Genève ont érigé en 2014 un monument, avec une valise sculptée en bas-relief, en reconnaissance aux immigrants italiens et à leur rôle dans la construction de Genève. Ceux-ci ont malgré tout réussi à s’intégrer. «Ils avaient très peu de droits, mais ils sont finalement devenus une partie intégrante de la société suisse, note Patrick Auderset. Lors de l’inauguration du monument, beaucoup de représentants des autorités locales avaient des origines italiennes.»