Ou quand la hiérarchie s’efface au profit de la gouvernance horizontale. Rencontre en Valais avec les «artisans du lien»
Le rendez-vous est pris dans leur lieu de réunion, l’ancien café des Alpes à Bramois, près de Sion. Marc Mariéthoz, Charlène Goulinet et Alain Maret sont présents. Manque deux de leurs compères dans cette aventure qu’est celle des «artisans du lien». Un nom pour communiquer, plus qu’une appartenance. Ils expérimentent la gouvernance partagée dans leurs projets respectifs: cogestion d’une buvette d’alpage, permaculture, accompagnement de groupes, d’associations, de coopératives, formation à l’autogouvernance... En bousculant les habitudes et les schémas de pensée, ils invitent notamment les participants à leurs stages à une autre manière de réfléchir, d’interagir, de prendre des décisions, de mener des réunions et des actions.
En cette matinée hivernale ensoleillée, en préambule, un tour de météo personnel: l’occasion pour chacun d’exprimer comment il se sent. Puis les rôles de chacun sont définis: facilitateur et rédacteur du procès-verbal. Peuvent s’y ajouter le gardien du temps, et celui des émotions, entre autres fonctions. Celles-ci diffèrent selon la taille du groupe, l’objectif de la réunion, les besoins, les règles établies. Car la gouvernance partagée, loin de l’idée reçue du chaos, impose un cadre, défini par tous et mouvant selon les besoins, pour pouvoir évoluer en confiance et efficacement. Les outils de communication sont nombreux, mais avec toujours comme corollaires le respect de tous, la parole donnée à chacun et l’écoute dans la bienveillance.
Qu’est-ce que les artisans du lien?
Alain: Notre raison d’être d’abord: créer, vivre et partager des processus qui aident à être libre, entier et heureux, et à cheminer en lien avec les autres dans la joie, la confiance et la bienveillance.
Marc: Un bref historique: il y a quelques années, à la suite du café participatif etiks à Sion, une soixantaine de personnes indépendantes se sont regroupées autour de différentes thématiques: l'habitat, l'alimentation, le lien social, etc. Avec une charte éthique commune qui impliquait de fonctionner ensemble de manière horizontale.
Charlène: On donne des formations, on accompagne des groupes soit à démarrer ou à «transitionner» du vertical à l’horizontal. Majoritairement des collectifs, des associations, des coopératives.
Alain: On s’entraîne à la facilitation, entre nous et avec les autres. Nous sommes tous en chemin. Dans notre fonctionnement, l’argent est la conséquence, pas le but. Notre modèle économique est celui de la participation libre et consciente. Et ça porte ses fruits: depuis quelques années, les occasions de partager se multiplient, sans marketing ni site internet, de bouche à oreille.
Marc: Je précise que la participation consciente, ce n’est pas du tout une rémunération au chapeau. Chacun réfléchit à ce qui est, pour lui, la juste rétribution, par rapport àce qu’il a reçu et à ses capacités financières.
Quelles sont les grandes lignes de la gouvernance partagée?
Marc: Comme l’explique très bien Frédéric Laloux qui a étudié des entreprises de plus de 100 salariés fonctionnant en gouvernance partagée, (voir ci-dessous) trois pôles ressortent: l’autogouvernance, la plénitude et la raison d’être évolutive. Le premier, c’est qu’il n’y a pas de chef: les individus décident ensemble des règles qu'ils vont suivre. Le deuxième, c’est qu’en fonctionnant de manière horizontale, on peut être pleinement nous-mêmes. On peut arriver au boulot sans la casquette du winner, exprimer nos forces et nos vulnérabilités. Les masques tombent. La distinction vie professionnelle et vie personnelle s’estompe.
Enfin, la raison d’être évolutive de l’organisation éclaire sur le pourquoi on veut avancer ensemble, et permet de se focaliser sur une direction commune. Chaque année, on la revoit. Ce n’est pas un but. D’autres personnes viennent, d’autres partent. La raison d’être bouge. On ne reste pas figé, on affine le cap.
Comment se prennent les décisions?
Alain: Pour les décisions importantes qui concernent tout le monde, par consentement, c’est-à-dire avec l’idée que tout le monde peut «vivre avec» la décision. Au niveau opérationnel, on donne notre confiance et du pouvoir de décision (selon le modèle de la sollicitation d'avis) à ceux qui incarnent un rôle (un ensemble de tâches dont la réalisation est confiée à un ou plusieurs individus).
Marc: Pour faire simple, ce sont ceux qui font qui décident... Ou pas. J’aime beaucoup finir mes phrases par «ou pas». Cela permet de rappeler que les vérités sont multiples.
Charlène: Je crois que, pour bien comprendre, il faut oser expérimenter ce type de gouvernance.
Est-ce que la gouvernance horizontale peut changer le monde?
Alain: Pour ma part, je ne pense pas. Cela doit passer par une évolution intérieure. Et Frédéric Laloux en est conscient. Même si, dans son livre Reinventing organizations, c’est entre les lignes.
Vous vous référez beaucoup au livre «Reinventing organizations». Que représente-t-il pour vous?
Marc: Ce livre représente une grande bouffée d’oxygène. C’est très inspirant de voir que de grandes entreprises de divers pays peuvent fonctionner en gouvernance partagée. Economiquement, c’est vivable. Cela reste toutefois une étape intermédiaire, car ses outils pourraient être encore détournés pour mettre davantage de pression sur les employés. Alors que je cherche à aider les individus à être libres, tout en faisant ensemble.
Charlène: Pour moi, c’est source d’inspiration. Quand je perds un peu espoir, je lis le passage sur Buurtzorg* et ça repart! Pas tant que ça fasse gagner de l’argent à l’Etat, mais surtout que les infirmières créent des liens et puissent vivre ce pour quoi elles ont appris ce métier. Leur travail redevient humain. Elles retrouvent le feu.
Alain: Je suis intervenu comme facilitateur dans un groupe issu du secteur médical en Suisse. Et j’ai senti une énorme frustration par rapport à ce qui se passe. Ces personnes n’ont aucun pouvoir sur leur comptabilité, et ont perdu toute liberté. C’est un système féodal. Et dans ce cas, nous ne pouvons qu’aider à décharger, mais pas à résoudre la situation.
Le système pyramidal pourrait-il s’écrouler?
Marc: Le monde est de plus en plus complexe et l’on continue d’utiliser le même levier qui ne marche pas: plus de segmentation et plus de contrôle. Je pense que si la pyramide ne s’effondre pas, elle va peu à peu se vider. Car des alternatives plus inspirantes existent.
Charlène: Ce que j’observe, c’est que les gens qui fonctionnent dans le bas de la pyramide acceptent de moins en moins ce système. Car ils doivent gérer les mauvaises décisions prises par ceux qui sont en haut, et qui ne connaissent pas le terrain.
Alain: Personnellement, j’ai vécu la souffrance au travail en acceptant un contrôle énorme, l’aberration des décisions de petits chefs, l’absence de sens, de remerciements. Cette douleur, qui peut aller jusqu’au burn-out, nous dit qu’il est temps de changer. La méditation me semble un des outils essentiels. Aller regarder en soi permet de questionner cet héritage d’autorité et de peur. Le processus de gouvernance partagée, avec tous ses outils, permet d’éviter d’avoir à se battre. Si on ne se coupe pas la parole, si chacun a son espace de parole, cela ouvre une autre manière de fonctionner très structurée, où le pouvoir se situe dans le processus, dans les outils et dans les règles qu’on s’est fixées tous ensemble.
Marc: On décide ensemble des limites, du cadre, pour évoluer ensemble en sécurité et dans le bien-être. Il n’y a pas de hiérarchie de pouvoir, mais une hiérarchie naturelle qui peut s’exprimer, soit les talents, l’énergie, le temps à disposition, propres à chacun. Cela ne veut pas dire non plus que tout le monde décide de tout. Mais tout le monde décide de comment on répartit le pouvoir.
Charlène: La structure est importante, mais pas cristallisée. Elle bouge comme un roseau. Dans les entreprises, le contrôle reste omniprésent car l’idée sous-jacente est que l’humain veut en faire le moins possible. Or, le présupposé de base essentiel de la gouvernance partagée, c’est la confiance en l’humain qui, naturellement, aime faire les choses bien et coopérer.
* Buurtzorg, entreprise des Pays-Bas dans le secteur des soins à domicile pour les personnes âgées et les malades a été fondé en 2006. Avec 10000 collaborateurs, elle travaille sur le modèle de la gouvernance partagée et gère 70% des soins à domicile du pays. Des équipes autonomes d’infirmières fonctionnent sans chef, et sans chronomètre. Avec pour résultat: moins de besoins médicaux, moins d’admissions aux urgences, moins de coûts et, surtout, davantage de temps notamment pour créer des liens de confiance avec les personnes âgées.
Pour aller plus loin:
L’Université du Nous offre outils, démarches, jeux, pour le développement d’un projet, la résolution d’un conflit, l’élection sans candidat, etc.: universite-du-nous.org