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La justice sociale en point de mire

Dans le bâtiment de l'OIT
© Neil Labrador

Fondée il y a un siècle, l’OIT œuvre à l’amélioration de la condition des travailleurs.

OIT

Fondée au lendemain de la Grande Guerre, l’Organisation internationale du travail fête son centenaire. Retour sur l’histoire mouvementée de la plus singulière des agences onusiennes

Voilà un siècle que l’Organisation internationale du travail (OIT) œuvre à l’amélioration de la condition des travailleurs. Créée en 1919, au lendemain de la Première Guerre mondiale, l’institution basée à Genève fête son centenaire cette année, dans un monde du travail transformé, mais toujours en quête de justice sociale. La vénérable organisation compte bien sur cet anniversaire pour rappeler son rôle primordial sur la scène internationale, à l’heure où le multilatéralisme n’est franchement pas à la fête.

Comme la Société des Nations, l’OIT trouve son origine dans le Traité de Versailles de 1919, qui règle la fin du conflit mondial. «La paix universelle ne peut être fondée que sur la base de la justice sociale», indique le préambule de sa Partie XIII, véritable constitution de l’organisation. Ses objectifs initiaux restent d’une criante actualité: limiter la durée de la journée et de la semaine de travail, lutter contre le chômage, garantir des conditions d'existence convenables, protéger la santé des travailleurs, assurer des pensions de vieillesse et d'invalidité, défendre la liberté syndicale, etc.

Instances tripartites

La guerre sert d’élément déclencheur, mais l’émergence de la «question sociale» à la fin du XIXe siècle a préparé le terrain. L’institution se construit toutefois en opposition aux mouvements révolutionnaires. «Sa création est une réponse aux revendications formulées par les organisations syndicales réformistes (…), écrit l’historienne Sandrine Kott, de l’Université de Genève. En promouvant l’internationalisation des réformes sociales propres à aménager les sociétés capitalistes, elle offre par ailleurs un contre-modèle à la révolution bolchévique.»[1]

La structure de l’OIT repose sur deux piliers: la Conférence internationale du travail (CIT), son «parlement»; et le Conseil d’administration, son instance exécutive, dont le Bureau international du travail (BIT) est le secrétariat permanent. Avec une particularité notoire: les instances de l’OIT sont tripartites, réunissant de manière équitable des représentants des gouvernements, des employeurs et des travailleurs.

De l’enthousiasme aux critiques

Premier et emblématique directeur du BIT, le Français Albert Thomas incarne bien cette voie inédite. Militant syndicaliste et socialiste réformiste, le jeune homme rejoint le gouvernement durant la Grande Guerre, puis devient ministre de l’Armement. A ce titre, il rencontre des industriels de premier plan et se retrouve à la croisée des milieux patronaux et syndicaux.

Nommé à la tête du BIT en 1919, Albert Thomas impulse une forte dynamique à l’institution. En deux ans, 16 conventions internationales et 18 recommandations sont adoptées. Malgré l’enthousiasme des premières années, des critiques se font rapidement entendre. Alors que certains Etats tentent déjà de limiter le pouvoir de l’OIT, d’autres n’arrivent simplement pas à suivre ce rythme effréné. Le nombre de ratifications est en effet à la peine.

En 1926, l’OIT crée une commission d’experts, toujours active aujourd’hui, chargée de vérifier l’application des conventions. Epineuse question, la mise en œuvre des normes adoptées tout comme une certaine lenteur bureaucratique resteront d’ailleurs un éternel objet de reproches à l’encontre de l’organisation.

Le travail n’est pas une marchandise

Albert Thomas décède brutalement en 1932. Le Britannique Harold Butler, son adjoint, lui succède dans un monde frappé par la Grande Dépression. Le nouveau chef œuvre désormais à élargir l’assise de l’OIT. L’adhésion des Etats-Unis en 1934 compte parmi ses succès. Souvent taxée d’«européocentriste», l’institution cherche à s’ouvrir davantage aux nations extra-européennes. Dès les années 1930, elle s’engage notamment dans l’assistance technique auprès des pays en développement, activité qui sera encore renforcée après-guerre.

La Seconde Guerre mondiale isole fortement l’OIT, au point que son siège est temporairement déplacé à Montréal en 1940. Cette période chahutée coïncide avec une étape cruciale dans l’histoire de l’institution. En mai 1944, ses 41 Etats membres signent la Déclaration de Philadelphie, toujours annexée à la constitution actuelle de l’organisation. On y trouve ses principes fondamentaux tels que «le travail n’est pas une marchandise» ou «tous les êtres humains, quels que soient leur race, leur croyance ou leur sexe, ont le droit de poursuivre leur progrès matériel et leur développement spirituel dans la liberté et la dignité, dans la sécurité économique et avec des chances égales». Alors que la guerre touche à sa fin, l’OIT est ainsi prête pour un nouveau départ.


[1] Sandrine Kott (2017), «Un modèle international de protection sociale est-il possible? L’OIT entre assurance et sécurité sociale (1919-1952)», Revue d'histoire de la protection sociale.

En quête d’universalité

La fin de la Seconde Guerre mondiale marque le début d’une nouvelle ère pour l’Organisation internationale du travail. Elle intègre en 1946 la galaxie nouvellement créée des Nations Unies, devenant sa première agence spécialisée. La période qui s’ouvre sera celle d’un développement massif et d’un chemin difficile vers l’universalité.

Directeur général du BIT de 1948 à 1970, l’Américain David Morse accompagne ce changement d’échelle. Sous son règne, le nombre de membres de l’OIT passe de 52 à 121 et celui d’employés quintuple pour atteindre plusieurs milliers. Dans le même temps, le budget annuel de l’organisation passe de 4 à 60 milliards de dollars.

Toutefois, l’intégration d’Etats membres extra-occidentaux ne va pas de soi, tant les normes édictées par l’OIT demeurent inspirées par les législations européennes. La décolonisation, qui amène beaucoup de nouveaux membres, ravive ces difficultés. L’organisation peine ainsi à concrétiser sa vocation universelle.

En marge de son extension territoriale, l’organisation élargit son activité aux politiques de développement dans les pays du Sud. L’ambitieux Programme mondial de l’emploi, lancé en 1969, s’inscrit dans cette logique. Alors que l’institution fête ses 50 ans cette même année, elle est couronnée par le prix Nobel de la paix.

Un nouveau paradigme s’esquisse au cours de la décennie suivante, avec les prémices de la mondialisation. Dès la seconde moitié des années 1970, «l’OIT a ainsi été confrontée à la concurrence des agences qui promeuvent les solutions visant à limiter, voire à supprimer, les régulations économiques et sociales, comme la Banque mondiale et l’OCDE», note l’historienne Sandrine Kott[1]. Cette menace ne fera que se renforcer après la guerre froide.

Le défi de la mondialisation

Les entreprises multinationales, à la mainmise grandissante, échappent en bonne partie aux conventions internationales. Le changement est aussi idéologique. «L’essor du néolibéralisme et la chute du communisme fragilisent la légitimité même de l’OIT, écrit le chercheur Cédric Leterme[2]. Pour les néolibéraux, celle-ci incarne en effet le type même d’interventionnisme qu’il leur faut combattre pour atteindre l’idéal d’un marché autorégulateur.»

Face au défi de la mondialisation, l’institution tente de se réformer en consolidant son arsenal normatif. Sa première réaction prend la forme d’une Déclaration relative aux principes et droits fondamentaux au travail (1998), soit un socle minimal à respecter par tous les membres (lire ci-contre). La seconde réponse vient avec l’Agenda du «travail décent», lancé en 1999, qui vise à recadrer la mission historique de l’OIT. Le concept ne fait pas l’unanimité, mais le «travail décent» intègre finalement les 17 objectifs de développement durable de l’ONU.

Malgré ce succès relatif, l’Organisation internationale du travail reste à la croisée des chemins. Pour Cédric Leterme, elle «est loin d’avoir dépassé les interrogations qui pèsent sur son avenir depuis (au moins) la fin de la guerre froide. Au contraire même, puisque entre-temps la crise économique et financière déclenchée en 2008 est venue aggraver bon nombre des problèmes auxquels elle fait face depuis lors.»

A l’heure de célébrer son centenaire, l’OIT poursuit son travail, sans sourciller. En janvier, elle publiait un imposant rapport sur «l’avenir du travail». Son objectif ambitieux résonne parfaitement avec la mission originelle de l’institution, définie un siècle plus tôt: «Parvenir à la justice sociale au XXIe siècle.» Si du chemin a été parcouru, la route est encore longue.


[1] Sandrine Kott (2018) (dir.), «La justice sociale dans un monde global. L'Organisation internationale du travail (1919-2019)», Revue Le Mouvement Social.

[2] Cédric Leterme (2016), «L’Organisation internationale du travail (OIT)», Courrier hebdomadaire du CRISP.

Huit conventions fondamentales

L’OIT a défini huit conventions comme «fondamentales». Elles forment un socle contraignant pour tous les Etats membres, qu’ils aient ou non ratifié les textes en question.

- Convention sur le travail forcé (1930)

- Convention sur la liberté syndicale et la protection du droit syndical (1948)

- Convention sur le droit d'organisation et de négociation collective (1949)

- Convention sur l'égalité de rémunération entre hommes et femmes (1951)

- Convention sur l'abolition du travail forcé (1957)

- Convention concernant la discrimination (emploi et profession) (1958)

- Convention sur l'âge minimum (1973)

- Convention sur les pires formes de travail des enfants (1999)


L’OIT en 2019

187 Etats membres

189 Conventions adoptées

205 Recommandations adoptées

Directeur du BIT: Guy Ryder (GB)

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