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«Le premier facteur d’égalisation des richesses, c’est l’Etat social»

Thomas Piketty
© Olivier Vogelsang

Le 3 octobre, à l’Université de Lausanne, l’économiste Thomas Piketty a parlé des inégalités dans le monde, qui ne sont pas inéluctables.

Le fameux économiste français Thomas Piketty a donné une conférence à l’Université de Lausanne. Augmenter les impôts des plus riches est l’une des voies qu’il préconise.

Depuis une dizaine d’années, Thomas Piketty est un économiste reconnu au niveau international. Son livre Le Capital au XXIe siècle, suivi de deux autres pavés de quelque 1000 pages chacun, propose une analyse historique du système de répartition des richesses et des revenus à travers le monde. Directeur d’études à l'Ecole des hautes études en sciences sociales et professeur à l'Ecole d'économie de Paris, le chercheur a été invité, début octobre, à l’Université de Lausanne, par Jacques Dubochet. Ce dernier, prix Nobel de chimie en 2017, a en effet reçu en guise de cadeau honorifique de l’UNIL un cycle de conférences intitulé «Envies d’agir».

Au micro, devant un auditoire plein, Thomas Piketty se base sur son ouvrage plus récent, Une brève histoire de l’égalité, qui résume ses trois livres précédents, et sur le rapport sur les inégalités mondiales (wid.world). Une base de données (datant de 2022) qui permet à tout un chacun de se situer sur l’échelle de la richesse ou de la pauvreté, c’est selon. Avec force graphiques, l’orateur souligne que l’Europe est devenue au fil du XXesiècle plus égalitaire, même si la courbe vers davantage d’égalité s’infléchit depuis les années 1980. «Il y a un siècle, en Europe, les 10% les plus riches détenaient 80% à 90% du patrimoine. La classe moyenne n’existait pas. Aujourd’hui, environ 40% des gens détiennent environ 200000 francs», souligne-t-il, avant de préciser que les 10% les plus riches possèdent 60% du patrimoine et les 50% les plus pauvres seulement 5%. «Or, le patrimoine représente bien davantage que de l’argent: une marge de manœuvre importante pour planifier sa vie, un pouvoir de négociation notamment vis-à-vis de son employeur, pour ne pas accepter n’importe quelle condition de travail et de salaire.» Thomas Piketty met aussi en avant les inégalités qui touchent plus fortement les femmes et la responsabilité des plus riches dans la crise climatique du fait de leurs émissions carbone dix à vingt fois plus élevées. 

Pas de déterminisme historique

En prenant l’exemple de la Suède, extrêmement inégalitaire au début du XXe siècle, Thomas Piketty démontre que «le déterminisme historique» n’existe pas. «Jusqu’à la Première Guerre mondiale, la corruption était absolue dans ce pays. Le nombre de suffrages par citoyen était fonction de sa richesse. Grâce à la mobilisation de la classe ouvrière, des syndicats et du Parti social-démocrate, des impôts progressifs ont été introduits, et le pays transformé pour devenir l’un des plus égalitaires du monde. Le premier facteur d’égalisation des richesses, c’est l’Etat social.» Et notamment l’investissement public dans l’éducation. En France, celui-ci a été multiplié par dix, passant de 0,5% à 6% du PIB au cours du XXe siècle. Or, il stagne depuis les années 1990. «Ce qui n’est pas la meilleure façon de préparer l’avenir», souligne l’économiste. S’il y a eu des progrès concernant l’accès aux hautes études, la chance d’aller à l’université pour les classes ouvrières reste mince et les ressources allouées selon les écoles bien différentes également. Ainsi, les enfants des plus riches sont paradoxalement davantage subventionnés du fait d’études plus longues dans des cursus plus chers.

Augmenter les impôts des plus riches

Thomas Piketty se réfère à des chiffres historiques pour démontrer que des taux d’imposition à 80%, voire 90% pour les plus riches, notamment aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne, au milieu du XXe siècle, ont été positifs pour la société dans son entier. «Quand Reagan a divisé par deux les taux d’imposition, le taux de croissance a également été divisé par deux. Cette situation a été renforcée par la stagnation des investissements dans l’éducation. Ces décisions sont à l’origine des dysfonctionnements actuels aux Etats-Unis.» Selon lui, redistribuer l’héritage – notamment grâce à l’impôt sur les successions et surtout sur la fortune – reste le meilleur moyen pour diminuer la concentration extrême du patrimoine. 

Se basant sur son livre coécrit avec Julia Cagé, Une histoire du conflit politique. Elections et inégalités sociales en France, 1789-2022*, l’économiste souligne que la fracture territoriale entre ville et campagne est récente. «Les milieux urbains votent plus à gauche que les milieux ruraux. Mais de l’après-guerre jusque dans les années 1990, le clivage était social et non pas territorial.» 

De nombreuses questions ont été posées par un public intergénérationnel. A celle sur les leviers à utiliser pour atteindre l’égalité, il répète: «Face aux inégalités dans l’éducation et l’héritage, il faut des impôts pour redistribuer le patrimoine. L’imposition des milliardaires à l’échelle mondiale est une question qui ne va pas disparaître. Au G20 cette année, le Brésil l’a proposé. De plus en plus, de la part des pays du Sud, il va y avoir une demande de réparation climatique, de justice fiscale, de transformation du système économique mondial…»

Pour lui, la question de la répartition du pouvoir au sein des entreprises est également fondamental. Et d’insister: «Rien n’est inéluctable. Tout peut changer en fonction de mobilisations collectives.»

Dans la salle, un spectacteur porte un pullover comme un étendard. Sur son dos, une phrase résume la conférence: «We all are stronger than they would lead us to believe.» Soit: «Nous sommes, ensemble, plus forts qu’ils ne veulent nous le faire croire.» 

Cliquez ici pour regarder la conférence.

* Sa publication est prévue pour 2025, mais les données sont déjà accessibles sur unehistoireduconflitpolitique.fr

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