On connaît les éléments de l’affaire. A Genève, la direction du Collège de Pinchat a réservé, lors de cette dernière rentrée scolaire, une punition originale à une dizaine de jeunes filles jugées coupables d’un délit vestimentaire. Elles avaient adopté les éléments d’une tenue vestimentaire laissant voir aux observateurs intéressés un décolleté légèrement plongeant sur leur poitrine, voire une petite bande de ventre nu dévoilant leur nombril. Une atteinte aux principes du savoir-vivre sexué leur valant de ne pouvoir continuer d’assister aux cours qu’à la condition d’endosser un T-shirt XXL expiatoire façonné par la direction du Collège et portant l’inscription «J’ai une tenue adéquate».
Allons-y par hypothèses successives. Posons que le comportement de ceux qui détiennent en l’occurrence le pouvoir, au Collège de Pinchat, relève de l’imbécillité vicieuse. Et posons que cette imbécillité vicieuse soit d’origine multiple autant qu’inconsciente. Voyons d’abord qu’elle est accompagnée d’un discours parmi les plus prévisibles qui se puisse dans le genre de la vertu bien intentionnée: ce serait pour le bénéfice intégral des demoiselles fautives qu’elles sont traitées selon le modèle de ces prisonniers chinois conduits de leur cellule carcérale au gibet affublés d’une pancarte infamante affichée sur leur torse.
Posons, ensuite, que ces détenteurs du pouvoir à Pinchat n’ont pas médité les surmoi qui sont à l’œuvre dans ces affaires. Ni les leurs, ni ceux de leurs jeunes élèves en recherche de soi. Pour celles-ci, la tenue vestimentaire représente un vœu d’inscription dans le corps social. Il s’agit pour elles d’instituer leur personne sur le mode d’une visibilité minimalement audacieuse non seulement face à l’autre sexe, celui des garçons, mais aussi face à leurs consœurs en féminité dont elles recherchent le côtoiement rassurant. Elles aménagent sur leur corps quelques bouts de tissu, et quelques plages de nudité, comme les éléments d’un programme de mûrissement identitaire dont l’institution scolaire est incapable d’assurer le cadre dialectique et les ferments d’inspiration. A qui la faute?
Posons, aussi, que ces détenteurs du pouvoir à Pinchat sont consternants d’aveuglement sur ce qui se joue, depuis quelques années, dans la mise en débat public des iniquités imposées par les hommes aux femmes. Telle qu’elle se déploie, la mise en scène de la punition dans le cadre du Collège révèle quelque chose de précis: il est bien malaisé de ne pas y percevoir l’effet diffus de ces pulsions masculines millénaires instituant le sexe dit à la fois faible et beau comme un objet à mater dans les deux sens de ce verbe, je veux dire un objet qui se regarde et s’en trouve domestiqué voire asservi. En tout cas rien des bredouillis prononcés par les responsables de l’institution, qui jurent ne viser aucun sexe en particulier par leur petit ministère de la décence, ne les fera voir comme des êtres sensibles à leur époque et conscients de ses enjeux.
Posons enfin que ces détenteurs du pouvoir à Pinchat, comme d’ailleurs leur conseillère d’Etat tutélaire Anne Emery-Torracinta, ressassent un argument central dont on mesure dans ces circonstances particulières la teneur de fond terriblement aliénante et privative de libertés intimes. Leur thèse est qu’il s’agirait, en châtiant les jeunes coupables du Collège, de leur apprendre à rejoindre plus tard le monde du travail. En somme, au lieu d’apprendre à leurs élèves les voies et les moyens de se rejoindre elles-mêmes, y compris par quelques détours exprimés sous l’égide temporaire du textile et de l’épiderme, il faut leur faire envisager le monde comme un ensemble de codes impérieux nés des moyennes statistiques et des masses qui les déterminent.
Ainsi rendent-ils grâce, mais à l’envers pervers, à l’observation du Vaudois Henri Roorda, professeur de mathématiques et surtout littérateur vif d’entre les vifs, qui publia notamment voici plus d’un siècle L’Ecole et l’apprentissage de la docilité et Le pédagogue n’aime pas les enfants. Et pour y dénoncer quoi? L’institution qui transforme «l’intelligence des enfants» en «bêtise de l’écolier». Une manière assez certaine, me dis-je, de rendre cette «bêtise de l’écolier» assez malléable pour devenir un peu plus tard la fatalisation du travailleur et du citoyen démuni, pour ne pas dire la mécanisation du répresseur docile et du soldat.