Depuis une quinzaine d’années, Julie Maillard combat la déshumanisation des politiques migratoires
Il a fallu insister un peu pour que Julie Maillard accepte de parler d’elle. De nature discrète et privilégiant le collectif, elle préfère prendre la parole pour défendre les personnes migrantes. Celles qu’elle rencontre dans son métier, ses lieux de militance, sa vie privée. Dans l’unité des soins psychiatriques du CHUV à Lausanne, la travailleuse sociale apporte formation et conseils aux professionnels de la santé sur les problématiques migratoires pour faciliter la qualité et l’accès à la prise en charge des migrants. Elle soutient aussi ces derniers, malades de tant de pression, d’isolement, de traumas, sous le coup d’un renvoi Dublin, d’une annonce d’expulsion dans leur pays d’origine ou bloqués dans l’impasse de lois iniques. «L’enjeu est de leur redonner un pouvoir d’agir dont ils ont été dépossédés par le stress socioadministratif que la Suisse leur inflige, alors qu’ils ont déjà subi tant de violences durant leur exil», explique Julie Maillard. Elle souligne l’isolement et l’invisibilisation liés aux interdictions de travailler, à l’aide d’urgence, au statut de non-droit qui dure; ou encore à la rapidité des décisions qui ne permet plus de créer des liens avec la société civile, dans lesquelles «les raisons de l’exil sont balayées avec un mépris post-colonial». «Les interactions avec les autorités deviennent déshumanisantes, notamment au Service de la population du canton de Vaud, où les pressions et les menaces font partie de la stratégie pour que les personnes disparaissent... Face à cette violence, la détresse ne fait qu’augmenter», explique-t-elle, avec un ton calme, tout en exprimant par ses gestes son écœurement.
«Ce qui se passe aux frontières européennes est un génocide, assène-t-elle. Malgré les violences sexuelles et celles de torture qu’ils ont subies durant l’exil, notamment en Croatie, la Suisse continue de renvoyer des femmes, des enfants et des hommes. Ils sont traités comme des sous-humains. Tout individu, en contact direct avec l’un de ces survivants, s’indigne de cette situation, quelles que soient ses opinions politiques...»
Liens forts avec l’Afrique
Depuis une quinzaine d’années, Julie Maillard a été témoin de la déshumanisation croissante de la politique d’asile. Le début de sa militance prend sa source dans son histoire d’amour avec un homme originaire de Gambie et, dans un même élan du cœur, de ses liens avec sa communauté. «J’ai vécu une immersion dans la diaspora gambienne. Mes séjours en Afrique de l’Ouest ont aussi développé un sentiment d’appartenance à cette région. Même si on ne peut jamais effacer les différences liées à l’histoire coloniale et que mes ancrages sont ici, c’est vraiment tripale, au point d’aimer les odeurs de pot d’échappement», raconte-t-elle, en riant, fan aussi des effluves de cuisine africaine et des climats chauds. «Je ne suis à l’aise en Suisse que de mai à septembre», ajoute la frileuse de nature.
Julie Maillard a grandi à la campagne, dans une maison entourée de champs. «L’envie de partir loin m’a toujours habitée. Enfant, je prenais un baluchon et je partais en voyage… dans la forêt, à deux pas de chez moi.» Si la nature l’habite viscéralement, la citadine ne se voit pas, du moins pour l’instant, y revivre. «J’ai adoré aller à l’école dans la “grande ville” de Moudon, puis à Lausanne», rit celle qui fera un mémoire lors de ses études gymnasiales sur l’agroécologie, mais dans les pays en terre aride, et sur la destruction des cultures vivrières au profit de cultures d’exportation.
Elle se forme ensuite en travail social, fait un stage à l’Espace Mozaïk – une structure d’accueil liée, en ce temps-là, à l’organisation Appartenances – et commence à participer aux réunions de Droit de rester. «J’ai alors plongé dans les problématiques socioadministratives des immigrés. Réalités que j’ai rencontrées, dans une bien moindre mesure, dans le cadre de mon mariage.»
De 2015 à 2018, elle participe aux refuges du Collectif R, «l’âge d’or du mouvement», souligne-t-elle, un brin nostalgique. «Nos occupations de l’église Saint-Laurent, puis de Grancy, ont ouvert des espaces subversifs de rencontres et de luttes pour permettre aux personnes déboutées, “dublinisées”, de se réapproprier leur histoire, leur destin, leur vie.»
Permettre la mobilité
En 2014, Julie Maillard cocrée l’association Pouvoir d’agir, un espace d’accueil libre et de soutien aux personnes migrantes. «Ce lieu est potentiellement un espace de résistance, car il leur permet de retrouver du savoir et du pouvoir individuel et collectif.» En 2022, elle s’engage dans le Collectif Gare à toi, qui a dénoncé le pôle sécuritaire prévu dans la nouvelle gare de Lausanne.
Malgré les durcissements de la politique d’asile, l’activiste tient bon. «Face à la violence du système, s’engager signifie aussi se préserver, afin de pouvoir mieux donner. Devenir mère, il y a quatre ans, m’a naturellement amenée à prendre un peu de recul dans mon engagement. Etre entourée de personnes tout aussi indignées, faire partie de collectifs ou d’espaces associatifs reste salvateur pour parer à l’anéantissement et à la déshumanisation en cours. Nous créons des sous-mondes de résistance. Dans ce sens, je rêve d’une multiplication des refuges...»
A une échelle plus large, son idéal est celui d’un changement de paradigme: un monde sans frontières. «Des chercheurs le prouvent: une mobilité réelle force une meilleure répartition des ressources. Ce que figent les politiques migratoires actuelles. Est-ce normal qu’un tiers des humains – dont nous sommes – puissent circuler librement, et pas les autres? Naturellement, certaines personnes seraient reparties chez elles, ou auraient fait des allers-retours, si elles n’avaient pas la peur de ne jamais pouvoir revenir ou si les routes migratoires n’étaient pas aussi dangereuses. La mobilité doit être un droit pour tous. Cette vision est marginalisée, alors qu’elle est une voie profondément réaliste pour créer un monde plus juste.»